Interview
réalisée le 26 mai 1996 dans un salon du
Zénith de Toulon, après la première
date du Tour 1996
dans cette salle.
Gala : Vous
avez pleuré hier
soir sur scène à deux reprises, alors
qu'on vous voyait en gros plan sur
l'écran géant derrière vous.
Pourquoi ?
Mylène Farmer : C'est une réaction
incontrôlable
à ce qui se passe entre le public et moi. Une sorte
d'alchimie. La scène est un moment hors du commun.
Les émotions que j'y ressens me nourrissent.
J'en ai besoin. Pourtant, par peur de me lasser, je
m'y suis confrontée deux fois seulement. La
première, en 1989. La deuxième,
aujourd'hui. Cela correspond à la sortie
d'un album et à mon retour en France
après quatre ans d'absence.
Que s'est-il
passé en quatre ans ?
Je suis sortie de mon cocon. Grâce à des voyages
et à mon séjour à Los Angeles, j'ai
fait un second apprentissage de la vie. Je me sens plus libre et en
accord avec de nouvelles valeurs, comme le sens du partage. L'autre
prend plus d'importance qu'auparavant.
C'en est fini de la
Mylène Farmer si exhibitionniste qu'on vous surnommait la
"clip toridienne" ?
Je ne veux pas me renier. Mais j'ai quand même
vécu une période très destructrice.
Pour quelles
raisons ?
Je pense que j'étais malade de mon enfance.
Jusqu'à l'âge de dix ans, c'est le noir total dans
mes souvenirs. Un gouffre. Je ne veux pas jeter la pierre à
mes parents, mais j'étais en manque affectif. C'est
l'origine de mon traumatisme. Par la suite, mes problèmes
n'ont fait que s'amplifier. La fracture s'est élargie.
J'étais devenue une étrangère
à mes propres yeux. En même temps, ces
problèmes m'enivraient. Un cercle vicieux.
J'étais en pleine ambiguïté. Et c'est de
cela dont j'ai joué. Les clips que je tournais augmentaient
mon trouble. Or, même si je l'ai chanté,
même si cet univers me fascine toujours, je ne suis ni une
libertine, ni une catin. L'essentiel est de ne pas être
prisonnière des images. Aujourd'hui, j'ai changé.
Je suis libérée de mon passé. Ce qui
m'importe, c'est de vivre dans l'instant, et je voudrais que le public
accepte l'idée que j'ai évolué. Au
point de ne pas reprendre une chanson comme Plus Grandir, qui
ne correspond plus à mon état d'esprit.
Une rencontre
est-elle à la base de cette transformation ? Un journal vous
a montrée avec votre guitariste...
Je trouve cela très dérangeant, surtout pour mon
entourage. Je ne peux rien contre ce genre de choses. Ce sont les
risques du métier. Mais je refuse d'en parler. Je vous dirai
que j'ai effectivement fait une rencontre
décisive... avec un recueil de textes
sacrés bouddhistes : Le
livre des morts tibétain. Un vrai
détonateur. En le lisant, j'étais émue
jusqu'aux larmes, car auparavant la mort m'obsédait.
L'idée qu'un être disparaisse me donnait un
vertige qui m'attirait vers le bas. Je me dis aujourd'hui que la vie
n'est pas vaine. Qu'il y a peut-être un passage. Un
au-delà qui justifie notre combat.
On vous a connue
plus cynique, admiratrice du philosophe Cioran, par exemple.
J'en suis toujours une lectrice. Mais je porte désormais sur
la vie un autre regard où l'humour a sa place.
Peut-on dire que le
fiasco de Giorgino
(le film réalisé par son Pygmalion, Laurent
Boutonnat, dont Mylène Farmer est la vedette, et qui se
solda par un déficit de plusieurs dizaines de millions de
francs, ndlr)
vous a mûrie ?
C'est une période qui a contribué à ce
changement en ce sens que je ne suis pas du tout du genre à
m'apitoyer sur mes échecs. L'échec fait partie de
la vie. C'est une donne que j'assume dans tous mes projets. Je n'ai ni
amertume ni désir de revanche, et j'ai toujours autant envie
de jouer devant la caméra.
On a dit que,
depuis, vos relations avec Laurent Boutonnat se sont tendues.
Je démens tout à fait.
Aujourd'hui que
vous avez retrouvé votre public grâce au disque et
à la scène, où avez-vous envie de
vivre ?
Mon adresse, c'est toujours Paris, mais avec l'idée de
pouvoir m'en échapper quand je le veux. J'ai trop
aimé vivre à Los Angeles.
Pour quelles
raisons ?
L'espace - même s'il est parfois étouffant - et le
soleil. Et surtout le plaisir de pouvoir perdre son identité
et ses points de repère dans cette ville immense
où personne ne me connaît. En comparaison, je
trouve Paris bien morose. Ici, tout est noir d'encre. Plombé
et déprimant.
En somme, le
contraire de votre nouvelle nature...
J'ai, moi aussi, encore des moments noirs, des instants de
dépression. Mais je suis désormais
attirée vers le haut et la lumière.
Beaucoup d'artistes
français refusent de se produire à Toulon parce
que le maire de cette ville fait partie du Front national. Cela ne vous
gêne pas d'y avoir travaillé pendant dix jours et
d'y avoir fait le premier concert de votre tournée ?
Je ne vais pas me lancer dans une suite de banalités,
même si mes convictions me portent à
détester le racisme et à juger
détestable ce qui se passe dans cette ville. Mais je n'ai
pas envie d'avoir le rôle d'une artiste qui
délivre des messages. C'est une manière de me
protéger.