Interview réalisée à l'hôtel
Ritz, Suite
Coco Chanel. Mylène, détendue, soignant un
début
de grippe au thé citron.
Télé 7
Jours : Vous
avez appelé votre nouvel album Anamorphosée.
Encore des
jeux de déformation, de travestissement, la fuite de la
réalité ?
Mylène Farmer : L'anamorphose est un
phénomène optique qui
rassemble les rayonnements épars. Ma perception de la vie
s'est élargie. C'était le meilleur moyen de
concentrer cette vision.
Qu'est-ce qui a
élargi cette perception ?
Voyager. En voyant d'autres choses, d'autres gens,
d'autres pays, j'ai enfin accepté la vie. Je suis
moins hantée par la mort. Je suis apaisée
à
l'idée qu'il y ait une vie après la mort.
L'idée de la mort m'a longtemps attirée,
impressionnée et oppressée. Aujourd'hui je me
suis
libérée de cette hantise.
Accepter la vie en
acceptant la mort est une chose. S'accepter soi-même en est
une autre…
Cela fait partie du même mouvement. Un long chemin. Une
façon de relativiser.
Dans votre
manière de
vous protéger, vous pourriez donner l'impression de vivre
hors du monde, entre limousines, suites d'hôtel et villas.
Je suis partie de Paris pour avoir une sorte de perte
d'identité. A Los Angeles, personne ne me connaît.
En me promenant dans la rue, en toute liberté, j'ai
réveillé des sens que je croyais avoir
oubliés.
J'étais atrophiée. Je suis allée
là-bas parce que j'avais à la fois besoin
d'atmosphère urbaine et d'espace. Îlle
déserte
et cocotiers ne me conviennent guère.
Qu'est-ce qui vous
était devenu insupportable, ici ?
L'idée de l'enfermement, justement, que je
m'étais imposé et que mon métier
entretenait.
Et ce rapport
exclusif que vos fans ont avec vous ?
Je ne me suis jamais sentie agressée, mais j'ai du mal
à comprendre qu'on puisse m'attendre des
journées entières, voire des nuits, devant ma
porte.
Comment répondre à cette attente ? L'enfermement
étant dans ma nature profonde, je me confinais dans cet
univers
très clos.
Dans l'image que
vous avez
peaufinée avec Laurent Boutonnat, ces photos tellement
surexposées qu'elles n'impressionnent pas vos
traits, n'y avait-il pas le désir d'être
transparente, absente ?
Sûrement plus qu'une simple volonté
esthétique. J'ai toujours en moi le conflit entre
l'ombre et la lumière.
Quels rapports
entretenez-vous avec votre corps ? Vous trouvez-vous bien dans votre
peau ?
C'est une question pour la rubrique santé ! Plus
sérieusement, sur le chemin de l'équilibre, je
bascule encore vers l'angoisse. Je ne me suis jamais
trouvée jolie, cela ne change pas. A force de ne pas
s'aimer, on se ferme aux autres.
Vous avez donc
décidé de vous aimer ?
De m'accepter et de ne plus me concentrer sur moi-même.
Vous avez souvent
évoqué la psychanalyse. Sans sauter le pas ?
Je crois avoir fait toute seule un chemin qui s'en approche.
Dans ce chemin, y
a-t-il l'aide de Laurent Boutonnat ?
Certainement, mais je crois qu'il faut être seul à
un moment donné. C'est plus un monologue qu'un
dialogue. Evidemment Laurent est présent dans ma vie, dans
ma
vie de tous les jours. Sa présence m'est très
importante.
Vous avez tous les
deux presque
le même âge. Pourtant, dès votre
rencontre, il a tenu
le rôle du mentor, voire du Pygmalion.
La seule évidence dans notre rencontre est une chance
réciproque qui ne s'est jamais démentie. Sa force
est d'avoir une caméra dans la tête qui
façonne sans cesse des images. Il n'écrit pas
seulement les musiques de nos chansons.
Jamais vous n'avez
travaillé séparément. Jamais une
infidélité. Aucune lassitude ?
Aller voir ailleurs ne m'a même pas effleurée.
Photo: Claude Gassian (1995)
Dans une des
chansons de l'album, vous évoquez le Prozac. Est-ce que les
antidépresseurs vous accompagnent ?
Je n'en ai jamais absorbé. Je vais m'en tirer par
une pirouette. Ça a été juste
l'occasion
d'un jeu de mots.
Et dans California, ID
(Identity document, ndlr), LAPD (Los Angeles Police Department, ndlr),
n'y a-t-il pas du snobisme dans ces allusions
indéchiffrables pour qui ne connaît pas Los
Angeles ?
Au contraire. J'espère que les gens s'amuseront à
aller chercher. C'est ludique.
Votre
goût des jeux de mots, comme Eaunanisme, une
autre
chanson, c'est un plaisir ancien ou solitaire ?
J'aime les mots depuis toujours, leur sonorité et m'amuser
avec, voilà tout.
Un
côté enjoué que vous nous aviez
caché ?
Ma manière d'évoquer la joie n'est
peut-être pas décodable facilement. J'ai en moi de
l'humour, plus que de la joie.
Pour
défendre cet album,
on ne vous verra pas à la télé ou
alors
très peu, peut-être dans "Fréquenstar",
sur
M6. Est-ce encore le besoin de se faire rare ?
Rencontrer les médias est un exercice qui m'est toujours
aussi difficile. Et puis la télévision est de
plus en
plus anecdotique et inintéressante. Je n'ai pas la
prétention de me prétendre au-dessus de cela,
mais, si je
vais à une émission, je veux toujours y trouver
mon
intérêt.
Sur quoi
êtes-vous le plus critique ?
Le clonage, cette tendance à la multiplication des
mêmes
images et des mêmes propos, et le cynisme.
L'invité
devient de plus en plus le faire-valoir de l'animateur. Je la
regarde de moins en moins. Depuis mon retour à Paris, seuls
les
programmes de la chaîne Planète
m'intéressent
vraiment.
Apparaissant tout
à tour
mystérieuse puis dévoilée, navigant
dans
l'ambiguïté, êtes-vous
vous-même
ambiguë ?
Prenons l'exemple d'une relation amoureuse. Le non-dit,
une certaine ambiguïté, l'idée de secret
me
paraissent essentiels pour sa réussite. Et puis, que
voulez-vous, oui, cela est dans ma nature.
Face à
un problème, êtes-vous hésitante ?
Je suis intuitive même si je prends le temps de
réfléchir. Les doutes font aussi partie de moi,
pas
l'hésitation.
Êtes-vous
indépendante ?
Je le pense, mais j'ai besoin de l'autre. On apprend
toujours de l'autre. Une solitude permanente m'est
impossible.
Avec Laurent, vous
travaillez de
manière indépendante, vous êtes
producteurs de vos
disques. En était-il de même pour le film Giorgino ?
Je n'étais qu'actrice dans cette aventure. Cet
échec a été très douloureux
pour Laurent.
Pour vous aussi ?
L'urgence n'était pas ma réaction mais la
sienne. Je ne vous en dirai pas plus. C'est de l'ordre de
l'intime.
Avant de chanter,
vous
envisagiez d'être actrice. Cet échec risque-t-il
de
mettre à nouveau en sommeil cette vocation ?
Je ne me suis jamais fait miroiter une carrière d'actrice et
je continue à recevoir des scénarios.
Allant jusque
là de succès en succès, ne
croyiez-vous pas que vous y étiez abonnée ?
C'est l'extérieur qui véhicule cette
illusion, comme si je n'étais qu'un chiffre du "Top
50". Si vous vendez deux disques de moins que le
précédent, vous faites un flop. C'est ridicule,
grotesque, affligeant.
Vous regardez peu
en arrière.
J'essaie de vivre l'instant présent. Je crois
à "l'impermanence" des choses. Il faut saisir ce mouvement.
Quand le passé est un fardeau, il freine
l'évolution. L'avenir n'est pas pour autant
sans angoisse.
C'est pour
ça que vous n'évoquez presque jamais votre
enfance ?
Je n'ai quasiment pas de souvenirs d'enfance mais
aujourd'hui, cette occultation n'est plus douloureuse. Il y
a une époque où j'appréhendais
à
chaque interview de devoir justifier un trou noir.
Mylène
Farmer ne serait née qu'adolescente ?
Peut-être. Oui.
Vous qui parlez si
souvent de la
mort, vous savez que le plaisir sexuel y est souvent
associé.
Pour l'orgasme, on dit "la petite mort". Est-ce un sujet majeur
pour vous ?
Majeur pour les journalistes en tout cas. Bien sûr que cela
compte pour moi, mais je suis sevrée d'en parler.
Avec les
thèmes que vous évoquez dans vos chansons,
pensez-vous avoir une responsabilité morale ?
Restons simples, la chanson reste la chanson, ce n'est
qu'un art mineur comme disait Gainsbourg. J'essaie de
dédramatiser mon rôle, mais j'y pense souvent.
Cela va-t-il
jusqu'à l'autocensure ?
L'idée de censure, même "auto", me
révulse.
S'interdire de dire les choses n'est pas une solution. Les
tabous ont toujours empêché d'aller de l'avant.