L'album « Anamorphosée » a 30 ans

Il existe des périodes charnières dans la carrière de Mylène pour lesquelles, avec le recul des années, on ne peut s'empêcher de penser, qu'à ces instants, tout aurait pu basculer du mauvais côté.
La plus évidente reste 1986 avec le début poussif de Libertine avant que deux révolutions visuelles, le roux et le clip (avec un C majuscule), ne propulsent le titre vers les sommets des charts, des sommets que son interprète ne quittera plus jamais.

Anamorphosée en est une seconde.
Après l'échec cuisant et douloureux du film Giorgino, si le plus affecté en 1994 reste Laurent Boutonnat, les couteaux des "ennemis mortels" du show-biz s'aiguisent avec un désir secret : la chute de Mylène. On vous rassure : en 2025, ils attendent encore...
Mylène a probablement eu la lucidité de comprendre que l'univers sombre et gothique qui la caractérisait tant se muait progressivement en une forme de claustration potentiellement létale. Un changement, une réinvention, une... anamorphose s'imposaient alors.

Mylène s'envole pour Los Angeles accompagnée de Jeff Dahlgren, son partenaire dans le film Giorgino qui est également un guitariste accompli.
La chanteuse a confié que ce voyage a bouleversé sa vision du monde, ce que le terme anamorphose reflète à la perfection pour elle : "J'ai pensé à ma perception du monde, qui s'est élargie. Et l'idée de l'anamorphose c'était pour moi, le moyen de rassembler toutes ces impressions, ces sentiments, pour n'en faire qu'un et pur¹."

Ce sont ses lectures qui ont également induit ce changement, en particulier Le livre tibétain de la vie et de la mort de Sogyal Rinpoche, très souvent cité par l'artiste lors de ses interviews : "Ce n'est pas tant le bouddhisme qui m'attire que les mots, les images, le réconfort. L'idée que, pour apprivoiser la vie, il faut d'abord accepter la mort²."

Si la Californie a été un lieu d'évasion ("J'ai essayé d'oublier mon métier, de m'oublier moi-même³") et d'inspiration, Los Angeles n'a pas été un réel choix pour l'enregistrement de l'album. Ceci s'est plutôt inscrit dans un enchaînement logique et pratique : "L'idée de l'album là-bas ? Il se trouve que j'étais là-bas et que j'avais un besoin, moi, de liberté donc c'est pour ça que j'ai choisi ce pays et qu'il y a de bons studios. Maintenant, l'idée de l'Amérique pour faire un album en aucun cas n'est définie parce que l'Amérique. Il se trouve, une fois de plus, que j'étais là-bas, donc c'était plus simple pour moi d'amener tout le monde là-bas⁴."
L'empreinte vernaculaire dans Anamorphosée a donc certaines limites.

On peut situer les prémices de l'album Anamorphosée à la période précédant la sortie du film Giorgino, en octobre 1994. Mylène et Jeff Dahlgren ont alors déjà commencé à travailler à Paris sur des chansons.
Tomber 7 fois... a été composée à cette époque. Initialement interprétée par Jeff Dahlgren, elle est destinée à son album No name. Mylène, charmée par ce titre, demande à ce qu'il puisse être finalement intégré à son propre album. La mélodie sera retravaillée et elle écrira les paroles. Tomber 7 fois... va d'ailleurs devenir la première chanson de la carrière de Mylène pour laquelle elle est créditée comme compositrice.

Peu après, à Los Angeles, la chanteuse et le guitariste, alors très proches, louent une belle maison (située précisément au 3243 Iredell Ln,  Studio City, CA 91604) qui intègre un petit studio d'enregistrement à l'étage inférieur. Le temps s'écoule au son de la guitare de Jeff Dahlgren alors que Mylène écrit des textes dans une chambre : "Et c'était... non, pas dans ma chambre. Dans une autre chambre³."
Ils ont choisi de donner un côté plus rock au quatrième album qui aura la lourde tâche de succéder à L'autre... : "Faire appel à des instruments live donne toujours cette connotation rock'n roll mais en aucun cas, ce n'est ma revendication. J'avais réellement le souhait que d'avoir des guitares, avoir une batterie live, une basse donc, toutes ces choses font que le climat est un peu différent⁴."

Puis, après environ cinq mois, Laurent Boutonnat est invité à les rejoindre. Le travail de création va alors pouvoir s'intensifier et s'affiner.

Place à l'enregistrement.
Vertige est la première chanson de l'album enregistrée . Ce sera également le titre d'ouverture des concerts du Tour 1996.

Thierry Rogen va suggérer de migrer des studios A&M vers un studio de meilleure qualité, le prestigieux Record One qui a notamment régulièrement accueilli Michael Jackson.

Si Laurent Boutonnat a composé toutes les chansons (à l'exception, donc, de Tomber 7 fois...), Jeff Dahlgren s'implique dans la conception : "J'ai écrit le riff de XXL lorsque j'étais en studio avec Laurent. Nous avons appelé Mylène pour qu'elle l'écoute et elle l'a adoré tout de suite. Pendant les sessions d'enregistrement, je m'asseyais souvent au clavier et j'ai également écrit la ligne de basse d'Alice. À l'époque, on entendait très souvent le groupe Nirvana à la radio. Je m'amusais à jouer la chanson Dumb à la guitare en modifiant la mélodie. Ce fut le début de L'Instant X⁵."

Mylène ne s'est jamais autant investie. Thierry Rogen l'a confirmé : "Cette évolution nette a vraiment été le fait de la volonté de Mylène. Elle était très présente dans la production, ce qui n'était pas le cas auparavant. Il faut quand même savoir que, même pour les albums précédents, certains gimmicks et certaines mélodies venaient d'elle. Elle a un vrai talent pour trouver les mélodies. La présence de Mylène à la réalisation a donc été officialisée sur Anamorphosée, où elle a également commencé la composition⁶."

Outre la présence très marquée des guitares qui confèrent à l'album une vraie "énergie⁷", Mylène s'entoure de musiciens avec lesquels elle n'avait jamais travaillé auparavant : "Non que les musiciens américains soient forcément meilleurs, mais rencontrer des gens différents, cela donne du punch pour créer⁸."
La période du mixage est marquée par le départ de Thierry Rogen, collaborateur historique depuis 1987, après son travail sur Laisse le vent emporter tout. Bertrand Châtenet lui succède.

Entre l'écriture, l'enregistrement et le mixage, ce sont environ quatre mois qui se sont écoulés.
Toutes les chansons enregistrées seraient sur l'album. Il n'y aurait donc pas de titre inédit de cette session d'enregistrement. What a pity !

Un tel changement dans la musique et dans la tonalité des textes impliquent que l'imagerie qui accompagne l'exploitation de l'album suive une trajectoire parallèle. 
Mylène sera sexy et lumineuse.

Elle fait appel au célèbre photographe américain Herb Ritts pour le livret de l'album : "Le choix d'Herb Ritts n'était pas innocent. Je savais qu'il pouvait m'emmener vers une certaine sensualité sans me donner l'impression d'être dénudée. Peut-être y a-t-il aussi le mot femme qui me fait moins peur et que j'accepte totalement. Ces photos sont peut-être plus femme⁹. Sans oublier le cliché culte choisi pour la pochette : "Quand j'ai vu cette photo de moi sans tête, je me suis dit que c'était exactement le message que je voulais faire passer. Le conscient ne s'inscrit dans aucun contexte, il voyage librement. Je me suis dit que c'était ça, le concept¹⁰ !"

Pour les clips, le changement est également radical. Laurent Boutonnat (déjà absent en 1992 pour le clip de Que mon coeur lâche) laisse sa place au célèbre metteur en scène américain Abel Ferrara pour California et au réalisateur allemand Marcus Nispel pour XXL, L'Instant X et Comme j'ai mal. : "J'avais envie d'avoir, justement, cette fois, quelqu'un d'un horizon différent qui pouvait, lui, m'apporter quelque chose¹¹."

"Si ce nouvel album ne doit pas marcher, j'en serai attristée, c'est normal, mais je ne suis pas attachée à cela. Je dédramatise les choses, c'est assez nouveau pour moi. Si un disque ne marche pas, est-ce que ça veut vraiment dire que vous n'êtes plus aimée ou simplement que ce n'était pas le bon moment¹² ?"
Si doute il y a eu, il sera vite dissipé.

Cinq singles, cinq tubes
XXL : Numéro 1 des ventes - Numéro 2 en radios
L'Instant X : Numéro 6 des ventes - Numéro 1 en radios
California : Numéro 7 des ventes - Numéro 1 en radios
Comme j'ai mal : Numéro 11 des ventes - Numéro 1 en radios
Rêver : Numéro 7 des ventes - Numéro 7 en radios

Le démarrage d'Anamorphosée dans les charts, bien que très bon, a néanmoins été moins explosif que pour les deux albums précédents. Il faut reconnaître que l'accueil réservé par les critiques, plutôt frileux, n'a guère aidé;.
En revanche, l'analyse des classements montre un maintien excellent au fil des mois, en lien avec le succès des différents singles mais également grâce à une promotion régulière associée à des prestations télévisées travaillées puis au lancement de la tournée.
Ce n'est qu'au mois de janvier 1997, soit quinze mois après sa sortie, que l'album Anamorphosée atteint pour la première fois la pôle position des ventes en France et ce, en grande partie grâce au single Rêver qui a permis de conquérir un nouveau public.
Même timing inhabituel pour la plus haute certification : le disque de diamant est décerné par le Snep en 2009 pour plus d'un million de ventes.

Quelques mois après la sortie d'Anamorphosée, Mylène part sur les routes pour sa deuxième tournée, le Tour 1996, qui poursuit le changement amorcé via l'album, dans une presque antinomie avec le Tour 89.
Même si l'expression semble galvaudée tant elle a parfois été utilisée à tort et à travers, "taillé pour la scène" est cependant parfaitement 'taillée' pour Anamorphosée : "Concernant la production, je voulais des guitares, des basses, de la batterie qui sonnent live. C'était nouveau pour moi mais un changement, non ! On évolue constamment¹⁰."
Mylène choisit d'interpréter sur scène en 1996 la presque intégralité de son album (à l'exception d'Eaunanisme) ce qui ne s'est jamais reproduit depuis.
Sur les spectacles suivants, il y aura toujours au moins deux titres issus d'Anamorphosée. XXL et California ont été chantés sur cinq tournées ou résidences. Quant à Rêver, ce titre est devenu, à l'instar de Sans contrefaçon et Désenchantée, un incontournable live. Des moments de communion avec le public toujours magiques.