Comme annoncé,
nous allons dans les prochaines semaines et les prochains mois
disséquer les années Point de Suture - Tour 2009.
Premier dossier avec analyses des trois premières chansons
de l'album.
"Dégénération", un terme
que vous
trouverez exclusivement dans le petit "La-Rousse" mais qu'il serait
vain de chercher dans le petit Larousse.
On peut l'imaginer dériver de
dégénérescence qui, dans un contexte
littéraire signifie une diminution des valeurs, des
qualités, de la force.
Intéressant aussi de souligner que ce mot est
usité dans un domaine plus médical (auquel est
plus ou moins associé l'album
Point de Suture)
afin de caractériser l'altération de cellules ou
tissus leur faisant perdre leurs caractéristiques
fonctionnelles et pouvant aboutir à leur disparition.
En mars 2008, dès que Thierry Suc
révéla le nom de cette nouvelle chanson,
immédiatement cela fit "tilt" dans la tête de
nombreux fans qui établirent un lien avec
Désenchantée.
Mylène confirmera ce parallèle lors d'une
interview dans le JT de 20 heures de Claire Chazal sur TF1 le 31
août 2008:
"Je me suis un peu amusée aussi, en toute
humilité, avec le mot
"dégénération" puisqu'il y avait eu
"génération
désenchantée".
Lors de cette même interview, Mylène expliquera le
sens global qu'elle a souhaité
donner à la chanson:
"J'ai surtout le sentiment que la nouvelle
génération d'aujourd'hui est dans un
monde d'une
ultraviolence et que c'est un monde très
très
difficile. Est-ce une "dégénération",
je ne sais pas."
Mylène Farmer invitée du JT de TF1
le 31/08/2008 expliquera Dégénération
En 1995, dans
California,
le titre
ouvrant l'album
Anamorphosée,
Mylène, depuis son exil américain
trouvait
sexy le ciel de
Californie.
En 2008, dans la première chanson de
Point de Suture,
c'est le
coma qui est
sexy.
Etonnant ? Non !
Avant l'écriture de l'album
Anamorphosée, Mylène
avait ressenti le besoin de quitter la France et de chercher de
nouvelles inspirations en partie grâce à des
voyages, grâce à la découverte
"d'autres choses,
d'autres gens, d'autres pays" et ainsi, au final "accepter la vie" (
Mylène
Farmer - Télé 7 Jours - 30 octobre 1995).
Insolite aussi, surtout après la
découverte de
Dégénération, de relire
ces quelques mots de Mylène prononcés sur
Radio Contact en novembre 1995: "l'envie de découvrir autre
chose et de
se
régénérer".
En 2008, les paroles de
Dégénération
tendraient à faire penser que l'inspiration lui vient par la
simple observation de ses semblables.
Peut-être aussi est-elle à présent apte
à affronter des états de léthargie ou
pesanteur ("coma", "statique") et des "traumas" qu'elle cherchait
auparavant à fuir.
Des états qui l'inhibaient pourraient à
présent l'inspirer.
D'autres textes de l'album, tel celui sur l'ennui (
Je m'ennuie)
iraient aussi dans ce sens.
Mylène interprètera Dégénération
lors de tous les concerts du Tour
2009
Il est intéressant de constater un caractère
évolutif du coma dans
Dégénération,
aspect que l'on découvre en analysant les trois adjectifs
qui lui sont successivement associés.
Le coma est d'abord
"statique".
Logique pour un coma nous direz-vous.
"Statique" est lui-même associé au terme "test".
Association qui précède un nouvelle qualification
du coma.
Le test serait-il voué à l'échec et ce
coma destiné à "muer" ?
Le voici
"extatique".
Un état parfaitement
intermédiaire de conscience passive sans capacité
à réfléchir ou agir.
Enfin, le coma est
"esthétique".
Avons-nous assisté au réveil de l'artiste, devenu
capable de transcender un état langoureux, dangereux,
vécu puis vaincu, transformé même
en une source de création ?
L'artiste sortant d'un coma et, scandant des
"faut qu'ça
bouge" invite alors les autres à
quitter ce même "coma"
à la fois attractif ("sexy") et
terrifiant ("trauma") puis, à lutter contre cette
"dégénération" qui les menace.
"Coma t'es sexe, t'es
styx
Test statique"
Quelques mots riches en enseignements.
Tout d'abord, qu'il est important de chercher un sens dans les textes
de Mylène mais qu'il ne faut pas oublier que les mots se
doivent aussi d'avoir une efficacité, créer leur
propre musique.
Ici, Mylène utilise une allitération qui donne
plus de force au caractère volontairement
répétitif des paroles.
Alliteration en
s
qui procure un caractère voluptueux
contrebalancé par l'alliteration en
t qui traduit le
mouvement, une détermination.
Ainsi par cette double
allitération, les
sonorités reproduisent parfaitement
l'idée de la chanson: le coma dont on doit s'extraire.
Le Styx est
une référence devenue classique dans l'univers de
Mylène
puisque déjà présent dans les paroles
de
On est tous des
imbéciles (1985) et
L'Instant X (1995).
Dans la mythologie grecque, le Styx est une rivière
séparant le monde terrestre des Enfers.
Certains ont toujours pensé que, dans le
clip A
quoi je sers... en
1989, le fleuve semblant emporter l'âme tous les personnages
des
précédents clips de Mylène n'est autre
que le Styx.
Si un dieu ayant prêté serment sur le Styx se
parjurait, il languissait une année durant privé
du souffle de la vie, restant étendu sans respiration, sans
parole, plongé dans "un fatal engourdissement", un
état analogue à un coma.
Le Styx, frontière entre la vie et la mort, tel un coma.
Dégénération
- Clip
Enfin, il est très intéressant de constater que
le clip
réalisé par Bruno Aveillan non seulement illustre
parfaitement le thème de la chanson mais tend même
à aller plus loin.
Pour se rapprocher de l'ambiance médicale des photos de
l'album, on pourrait suggérer que la chanson
établit un diagnostic et que le clip propose une
première approche thérapeutique.
Appelle
mon
numéro
Qui
entre dans l’histoire
Entre dans le noir
Histoire d’y voir
Mon plus beau geste
J’ai un pillow du soir
Un pillow de star
Sans pillow je n’ai
Plus l’envie d’être
Qui entre dans l’histoire
Cache derrière un fard, noir
La peur des regards
Qui glissent et blessent
J’ai un pillow en plumes
En forme de lune
En forme de dune
Refais le geste
Qui entre dans l’histoire
Entre dans le noir
Velours d’un boudoir
Et pour le reste...
J’ai un pillow duvet
Sans pilosité
Sans pillow je n’ai
Plus rien à mettre
Allégorie, viens là
Délit de l’émoi
Mon au-delà, c’est l’i...
...vresse du geste
À la folie j’ai «
l’a…llo »
Qui me dit : au lit, là !
L’embellie c’est l’o…
Reiller, de rêve
|
Photo: Simon Hawk
(pochette du single Appelle
mon numéro,
deuxième extrait de l'album Point de Suture) |
Appelle
mon numéro
J’humeur à zéro
Appelle mon numéro
J’ai le sang si chaud
Appelle mon numéro
Viens dans mon sillage
Ni trop sage
Ni collage
Juste ce qu’il me faut
Appelle mon numéro
Compose ma vie
Appelle mon numéro
Fais-moi l’hallali
Appelle mon numéro
Donne-moi le « la »
Lalalala
Lalalala
Appelle-moi
Paroles:
Mylène Farmer
Musique:
Laurent
Boutonnat
Editions
Isiaka |
Après Dégénération,
certains fans décontenancés par ce premier titre
très décalé seront rassurés
en découvrant la deuxième plage de l'album.
Une chanson bien plus classique pour le répertoire de
Mylène, pop,
fraîche et emplie d'une fausse candeur
troublante.
Avec Sextonik,
c'est potentiellement l'autre titre "sexe" de cet opus.
Sextonik
transpire le sexe à chaque ligne.
Appelle mon
numéro est plus suggestif.
Aucune pornographie dans ce titre. Mieux vaut y voir un libertinage de
"boudoir".
Mylène use et abuse de jeux
de mots, propose un
néologisme: "j'humeur à zéro" et des doubles sens parfois
à connotation sexuelle.
On retiendra: "Appelle mon numéro / Fais-moi l'hallali".
L'hallali est le cri des chasseurs ou la sonnerie qui dans une partie
de chasse annoncent que la bête est aux abois.
Dans la chanson, la proie ne serait-elle pas Mylène
elle-même, soumise consentante aux assauts de l'autre ?
Consentement que l'on retrouve la ligne suivante:
"Donne-moi le "la": à
la fusion des corps succède
peut-être l'accord
des esprits.
Elle joue aussi sur les sonorités avec des allitérations
en l
renforçant le côté langoureux de la
chanson, nous rappelant presque que la langue sert à parler
mais peut avoir d'autres usages.
Appelle mon
numéro - Clip réalisé par
Benoît Di Sabatino
Le pillow,
au sens propre l'oreiller ("duvet"), semble parfois devenir
une partie intime de l'anatomie féminine ("sans
pilosité").
C'est dans tous les cas un lieu rassurant où l'on
prendrait plaisir à s'attarder.
Mais aussi, le trait d'union entre l'amour et le sexe, indissociables
dans ce texte:
"Qui entre dans l'histoire
Entre dans le noir
Histoire d'y voir
Mon plus beau geste"
Un premier couplet ambigu à souhait.
L'histoire semble être une histoire d'amour.
Quant à la suite, doit-on y voir l'ouverture aux jeux
sexuels (mon plus beau geste étant parfois
employé pour évoquer la masturbation) ou, plus
romantique, penser à poser sa tête
auprès de celui qu'on aime.
On peut aussi se demander à qui Mylène
réserve cette place si importante:
à l'unique,
qu'elle aime ("mon pillow du soir")
ou à son public
("mon pillow de star").
Le sait-elle ?
Puis, ajoutant: "Sans pillow je n'ai plus l'envie d'être" qui
rappelle combien l'amour
des autres l'aide à vivre.
On peut également noter une ambiguité dans le
refrain:
"Appelle mon numéro /
J’humeur à zéro /
Appelle mon numéro /
J’ai le sang si chaud" ne semble s'adresser qu' à
une personne unique.
"Appelle mon numéro /
Viens dans mon sillage /
Ni trop sage /
Ni collage /
Juste ce qu’il me faut" peut toujours être
destiné à cette même personne mais on
peut aussi considérer que ces mots pourraient être
destinés
à son public.
On retrouve par ailleurs des paroles pouvant évoquer la
fragilité de l'artiste, sa
vulnérabilité, sa crainte de la solitude, de
l'abandon:
" Cache derrière un fard, noir /
La peur des regards /
Qui glissent et blessent
"
Mylène a chanté Appelle mon numéro
lors de chaque concert du Tour
2009
Celui qui survolera le texte d'Appelle
mon numéro aura vite fait d'écrire,
comme beaucoup l'ont fait, maintes critiques.
Pourtant, quiconque prendra le temps de le lire ou relire trouvera de
nouveaux sens cachés et pourra faire voguer son imagination
à souhait.
Pour ce genre de textes, Mylène n'a probablement jamais
écrit avec autant de subtilité.
Je m'ennuie
La vie oscille à l’envie
Comme un pendule rouillé
Me balancer
De la tourmente à l’ennui
L’ennui naquit un jour gris
D’une uniformité que je
Sais invincible
Qu’on traîne toute sa vie
Toute sa vie durant
Obstinément
Sempiternelle rêverie
De l’ennui à Bovary
Vivre en beauté
Vivre en blessure
Sa finitude
|
Dessin: Mylène Farmer
Source: lonelylisa.com |
Je
m’ennuie
C’est le vide
Déesse
Détresse
Le spleen
C’est l’hymne
À l’ennui d’être
Je m’ennuie
Un néant béant
Petite nausée
Temps dilué
À l’infini
Paroles:
Mylène
Farmer
Musique:
Laurent Boutonnat |
L'ennui, un sentiment qui taraude Mylène depuis de
nombreuses années et qui s'était essentiellement
exprimé avant
Point
de Suture à travers le personnage
de Lisa dans
le
clip
C'est
une belle
journée en 2002 puis
dans "Lisa
Loup et le
Conteur" en 2003.
On sentait néanmoins déjà l'ennui
poindre le bout de son
nez dans certaines chansons des années 90.
Dans
L'Amour
naissant,
Mylène cite "La Fille de Ryan" le film
de David Lean
(non, il ne s'agissait pas d'une
référence anticipée à Kate
Ryan !) l'un de ses réalisateurs
préférés, film dans lequel
l'héroïne, Rosy, s'ennuie dans un mariage qui ne
répond pas à ses espérances.
La même année, dans la chanson
L'Âme-Stram-Gram,
Mylène écrit:
"
Partager mon ennui le plus Abyssal,
au premier venu qui trouvera ça banal...
"
La seule échappatoire semble alors le plaisir sous toutes
ses formes et peut-être... dans toutes les positions.
Il était donc temps que Mylène lui consacre une
chanson, à cet Ennui.
Précisons enfin, que Mylène a mis en ligne
quelques semaines après la sortie de l'album
Point de Suture le
site
lonelylisa.com,
le premier site communautaire de l'ennui.
Lonely Lisa - Dessin de Mylène Farmer
Ne pas voir dans
l'ennui
farmérien une simple tristesse
doublée d'une oisiveté toutes deux
stériles.
Un Ennui plus proche de la conception qu'en a
Cioran, philosophe
que
Mylène lit depuis des années et qui l'a
inspirée pour de nombreux textes.
L'Ennui est une épreuve, une douleur mais de laquelle on
peut s'extraire pour retrouver la lumière.
De cet Ennui profond, presque existentiel et qui semble
éternel, Mylène arriverait à faire
naître une lucidité ou une force
créatrices.
Et l'Ennui deviendrait alors une
muse
pour elle ?
Mylène a choisi de créer un texte
autour de l'ennui sur une
musique
dance, très
entraînante de Laurent Boutonnat.
Une
discordance totale
entre ces arrangements et les paroles qui rappelle d'autres titres tels
Désenchantée
ou
C'est une belle
journée.
On notera qu'en chantant, Mylène prolonge à
souhait la
dernière syllabe
de "Je m'ennuie" dans les refrains, peut-être pour marquer le
caractère éternel de cet état qui
semble destiné à revenir
inéxorablement ou,
simplement faire comprendre que le temps semble bien long quand on
s'ennuie.
Mylène
a
peut-être lu cette phrase de Cioran: "je
n’ai jamais lu un sermon de Bouddha ou une page de
Schopenhauer sans broyer du rose".
En tout
cas, Schopenhauer
semble l'avoir inspirée.
On retrouve dans
un extrait du livre "Le Monde comme
volonté et comme représentation"
les mots suivants: "la vie donc oscille, comme un pendule, de droite
à
gauche, de la souffrance à l'ennui."