Bleu
de méthylène, encre de Chine et cirro-cumulus
par
Arno Mothra
Après
deux opus envers lesquels l'accueil critique s'est
avéré plutôt
mitigé (reprochant majoritairement un manque de
renouvellement),
Mylène Farmer a décidé de chambouler
ses propres codes pour la
sortie de Bleu
Noir,
son huitième album studio, fraîchement disponible
en téléchargement
légal. En guise de changement, force est de constater que la
belle
n'a pas fait les choses à moitié : collaboration
avec d'autres
artistes, détachement provisoire d'avec Laurent Boutonnat,
communication généreuse et
maîtrisée, image plus humaine, promo
en grande pompe... De quoi déboussoler suffisamment pour
créer un
buzz médiatique jusqu'alors inédit chez la
chanteuse, ainsi qu’une
curiosité aiguisée autour du projet.
La
carapace se craquelle
S'il
n'existe - heureusement - aucun avis objectif en matière de
critique
musicale, il faut bien avouer qu'à la découverte
du nouveau disque
d'un artiste que l'on apprécie particulièrement
(ici en
l'occurrence : Mylène), on se laisse facilement
déborder par une
ferveur ou un rejet excessifs. Dans ce cas de figure, il ne serait
pas superflu de penser avec le recul nécessaire que Point
de Suture
se révélait être l'album le plus
inégal et routinier du tamdem
Farmer / Boutonnat, dans la forme autant que dans le fond (redondance
de certaines compositions, arrangements à la
traîne), malgré des
qualités à souligner (premier single à
effet uppercut, duo
atypique et planant avec Moby, efficacité,
énergie).
Construit
sur des critères opposés, Bleu
Noir
apparaît comme l'antithèse complète d'Avant
que l'Ombre et
Point
de
Suture.
D'apparence plus zen par la douceur de ses arrangements et les voix
brutes, ce nouvel opus ne peut cependant nullement s'assimiler
à un
apaisement. Son titre ambigu - jouant ouvertement sur le contraste -
se révèle par ailleurs plutôt
approprié puisque les images que
l'on peut lui prêter sont multiples : la nuit, l'ombre,
l'éclaircie,
un temps instable oscillant entre le soleil et la pluie, la blessure,
l'eau, l'encre, un sentiment paradoxal, une dichotomie du calme et de
l'oppression. Pour l'anecdote, outre le prénom Leila qui
signifie
« nuit » en arabe, il est
à noter que « bleu
noir » est la traduction littérale d'un
autre prénom,
Krishna, l'une des plus importantes divinités de
l'hindouisme ;
anecdote somme toute inutile mais cocasse lorsqu'on connaît
l'attachement de Mylène Farmer pour la
spiritualité, les religions,
les divinités et le symbolisme.
À
travers Bleu
Noir,
la
chanteuse se déleste de son attirail de diva afin de se
livrer plus
concrètement, de façon plus intime et moins
chargée. Exit donc la
garçonne de "Sans contrefaçon" et, plus
récemment,
l'entité divine de
"Dégénération" : en 2010,
Mylène
confie ses doutes et ses peurs en entendant bien casser certains
clichés qu’on lui attribue (sic !).
« Les
yeux bleus vont aux cieux, les yeux noirs au
purgatoire »
Déchargée
de son aura sulfureuse (hormis sur le ludique "Oui mais... non",
lequel confond les jeux sexuels à l'uniformité
artistique sur ton
de comptine enfantine) mais toujours aussi elliptique,
Mylène
explore ici les différents niveaux de la
mélancolie et de la
passion, passant par l'espoir malgré la souffrance ("Bleu
noir"), la perte d'un être cher ("Toi l'amour"),
l'addiction destructrice ("Diabolique mon ange"), la
solitude intérieure ("Moi je veux..."), la lassitude
–
voire le suicide – ("N'aie plus d'amertume"), l'ennui
entraînant un besoin d’échappatoire
("Lonely Lisa"), le
désespoir et l'abandon de soi ("M'effondre" et "Light
me up"). Ici, le champ lexical se partage la part entre le
céleste (« ange »,
« dieu »,
« âme »,
« éternel »,
« cloître » [qui a
remplacé
le monastère d'Innamoramento])
et l'impression de chute, de démolition personnelle
(« s'effondrer »,
« se dissoudre »,
« funeste »,
« bataille »,
« sombre »).
Loin de compter niaisement des histoires d'amour, Mylène
Farmer
établit un bilan de ses angoisses, sans
véritablement chercher à
faire de la poésie, bien que les sens de lecture multiples
s’immiscent ici et là ("Toi l’amour").
Musicalement,
les pistes composées par Darius Keeler d'Archive remportent
tous les
suffrages par leur trip-hop tour à tour jazzy ("Light me
up"),
électronique ("Leila") et vintage ("Diabolique mon
ange"). Moby, s'il ne s'éloigne
généralement pas de son
registre habituel, offre quant à lui des compositions plus
synthétiques, ambient et familières ("Moi je
veux...", le
très 18
"Bleu
noir", "N’aie plus d’amertume", "Toi
l'amour", à cheval entre "Where you end" et "Slipping
away"), avec un sursaut de génie sur "M'effondre",
sombre, hypnotique et bouleversant, évoquant avec justesse La
Haine
de
Mathieu Kassovitz (« L'important ce n'est pas la
chute, c'est
l'atterrissage », « Jusqu'ici
tout va bien »).
Remarquons
qu’en plus d’une réalisation commune
Moby / Farmer sur les
titres précédemment cités, le final
assez dépouillé
"Inseparables" est écrit et composé
entièrement par le
New-yorkais, sans l’intervention de Mylène qui se
contentera quant
à elle de réadapter le titre en
français. Un partage on ne peut
plus rare.
Couleur
froide / nature morte
Évidemment,
malgré une cohérence indéniable dans
sa globalité, Bleu
Noir
comporte quelques aspects à débattre. Primo : les
textes moins
alambiqués de l'auteur sur certains textes. Si
Mylène Farmer semble
assumer les thèmes qu'elle souhaite désormais
privilégier, on
pourrait en revanche regretter un vocabulaire plutôt convenu
et peu
aventureux sur quelques titres ("Moi je veux..."), le terme
« amour » se voyant
éculé à l'envi entre des rimes
quelque peu faciles. Deuxio : les deux morceaux produits par RedOne.
Si leur efficacité et leur énergie permettent
d'assurer un
équilibre au sein du disque, leurs arrangements putassiers
brisent
partiellement la cohérence de Bleu
Noir
et
font pâle figure à côté du
reste. Grand bien nous fasse, David
Guetta n'est pas dans le coup, c'est déjà
ça. Et enfin, tertio :
l'habillage esthétique. On ne boudera pas notre plaisir
à voir que
la belle rousse est en phase avec son art et avec elle-même,
qu'elle
ne ressent pas le besoin d'imposer un univers particulier afin de
faire voyager par sa musique. Un bon point donc. Cependant, comment
jauger un graphisme aussi brouillon et grossier ? Ces fautes de
frappe récurrentes et cette mise en page aussi
bâclée qu'amateur ?
On aura connu Henry Neu nettement plus inspiré et
Mylène
perfectionniste.
« Jusque
là tout va... Jusque là tout va
bien »
Doux
sans s'empêtrer dans le mollasson et le fade, ni
même la ballade
lacrymale à quoi l'on associe l'artiste un peu trop
automatiquement,
l'opus transporte vers des sensations de
légèreté et de solitude,
une nudité de l'esprit, aidées par une
performance vocale plus
technique, expérimentale et neuve.
S'il
ne manquera pas de faire réagir et d'inciter à la
division de par
ses rythmes mid tempo, Bleu
Noir
se
dérobe telle une surprise aboutie et audacieuse,
mélancolique,
échappant aux sentiers grossiers sur lesquels l'industrie du
disque
souhaite actuellement nous acheminer (dans le mainstream, s'entend).
Ni novateur ni particulièrement différent du
style estampillé
Farmer (Moby respectant l'empreinte de Boutonnat sans se renier), ce
huitième album, à prendre tel un secret
murmuré à l'oreille, est
sans aucun doute, malgré un faible potentiel commercial, ce
que
Mylène a créé de mieux depuis Innamoramento.
Une prise de risque réussie entre new age, pop
électro et trip-hop,
qui devrait se dévoiler au fil du temps et des
écoutes.
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