Comment avez-vous abordé le travail de
création des décors sur Jacquou le
Croquant ?
Pour un tel film, il y a au commencement un gros travail de
références iconographiques. C’est
d’abord et surtout de la peinture de
l’époque dont nous nous sommes
inspirés, car les représentations graphiques dont
nous disposons sur la période sont essentiellement la
peinture et la gravure. La première
référence, sur la recommandation de Laurent
Boutonnat, a été Jean-François Millet,
peintre des paysans. Sont venus s’y ajouter
d’autres artistes de l’époque, notamment
des peintres russes tel Ilia Répine, qui ont eux aussi
beaucoup représentés les milieux ruraux et la
misère paysanne. Rembrandt, bien qu’appartenant au
XVIIème siècle, nous a également
beaucoup aidés pour les intérieurs et la
qualité des lumières.
N’est-il pas un peu étrange
de prendre la peinture russe ou hollandaise en
référence pour évoquer des paysans du
Périgord ?
C’est vrai, mais ce qui nous intéressait avant
tout était de retrouver des ambiances de lumière,
de couleur, et de nous imprégner des situations et des
matières... Partant de là, malgré la
pauvreté et l’austérité de
l’environnement paysan, nous avons essayé de
magnifier cet univers. Si nous regardons les toiles de Millet, les
paysans sont toujours dignes et beaux. Dans leur dénuement,
il y a de la poésie. Cette poésie, cette
dignité, nous voulions qu’elles existent dans
l’inconscient du spectateur.
Même si son propos n’est pas
l’Histoire avec un grand "H", Jacquou le Croquant est
inscrit dans une réalité historique, sociale,
esthétique... précise. Peut-on parler,
s’agissant des décors, d’un travail de
reconstitution historique ?
Nous n’avons pas essayé de reconstituer le
décor de l’époque avec une
fidélité parfaite. Le film n’est pas un
documentaire. Nous nous sommes avant tout attachés
à l’aspect cinématographique, aux
ambiances de couleurs, à tout ce qui est de
l’ordre du visuel et qui peut amener une dynamique
à l’image. Mais nous l’avons fait sans
jamais perdre de vue le réalisme historique,
aidés en cela par nos références
picturales. En fait, il s’agissait de nous ancrer dans
l’univers de l’époque afin, ensuite,
d’être un peu plus libres pour
l’interpréter. Ce qui est intéressant
dans une démarche telle que celle-ci, c’est que
l’on devient en quelque sorte, pour un moment, un artisan de
cette époque, en tentant de résoudre les
problèmes qui se posaient à eux, en essayant de
comprendre pourquoi ils fabriquaient comme ceci ou comme cela, et en
cherchant à retrouver les techniques qui étaient
les leurs. À cet égard, avoir tourné
une partie du film en Roumanie a été un avantage,
car le pays est encore très rural. Moins
industrialisé que la France, il conserve de très
nombreux artisans aux savoir-faire traditionnels.
Quelles ont été les
indications de Laurent Boutonnat ?
Laurent a affirmé une réelle volonté
de spectaculaire. Il tenait aussi beaucoup à ce que
l’on ressente l’importance du temps, la patine,
l’usure des choses, notamment dans les intérieurs.
Le «vécu» des objets et de
l’architecture est très marqué dans le
film. Nous étions aidés par le parti pris du
clair-obscur qui apporte de la densité et du contraste.
L’action de Jacquou le Croquant se
déroule en pleine période romantique. Le
film s’en ressent-il ?
Dans la peinture romantique, la nature est souvent
magnifiée. Dans le film, elle est présente dans
tous les plans, même dans les scènes de village.
Nous avons beaucoup travaillé sur son aspect, sur la forme
des arbres par exemple. Cette omniprésence de la nature
apporte de la poésie aux images. Dans Jacquou le Croquant,
on se trouve ainsi toujours à mi chemin entre la composition
picturale et le réalisme de la photo. Entre deux univers,
réel et imaginaire. Nous n’avions pas vraiment
l’obsession du réalisme et de la
fidélité historique, mais plutôt la
volonté, je le répète, de faire passer
une atmosphère, une sensation, une émotion
à travers tous les plans du film.
C’était la direction de notre travail.
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Comment,
avec un tel parti pris, éviter le piège de
l’esthétisme ?
Ce sera jugé esthétisant si ce n’est
pas réussi ! Dans le cas contraire, on ressentira
l’émotion, tout simplement. Quand quelque chose ne
marche pas dans une image, ce peut être lié
à beaucoup de paramètres, par exemple
à la lumière, qui n’est pas juste. Car
avec la lumière on peut rematérialiser les choses
différemment, comme le fait le peintre sur la toile. Il peut
aussi s’agir d’un problème de
décor, les facteurs sont multiples. Mais soyons juste, le
décor est un fond. Le film, c’est
d’abord les acteurs. Ce sont eux qui tiennent la plus grande
part de l’image. Nous sommes là pour les servir.
Nos décors visent à faire ressortir les visages
et leur présence, à la rendre plus
intense. Nous n’avons pas essayé de faire des
décors qui se voyaient, mais des décors qui
fonctionnaient.
Y a-t-il des scènes où le
décor tient un rôle particulier, où il
est partie prenante de la narration ?
La
chaumière de Jacquou est typiquement un décor
personnage. Il raconte une partie de l’histoire. Il est
très important pour exprimer le contexte dans
lequel vit la famille de Jacquou. Avec ce décor, tout est
dit, la précarité, la dureté des
temps, la pauvreté.
Quel type de collaboration avez-vous eue avec le
créateur des costumes, Jean-Daniel Vuillermoz ?
Nous avons travaillé sur des
références communes, notamment la peinture, notre
véritable colonne vertébrale. Nous avons beaucoup
parlé ensemble du stylisme de l’image et
travaillé dans la même dynamique, dans les
mêmes univers. Nous avons ainsi conçu des
décors assez monochromes et assez denses pour mettre acteurs
et costumes en avant. Notre collaboration est en ce sens, je crois,
assez réussie. Sur certaines scènes
précises, nous avons travaillé en très
étroite collaboration. C’est le cas pour la grande
scène du dîner au château. Nous avons
véritablement ajusté costumes et
décors pour recréer tout un univers
coloré dans les verts, le vert étant la couleur
des ultraroyalistes, les “Ultras”. Cette
collaboration a porté sur le choix et la qualité
des tissus, des imprimés, la répartition de ce
vert dans l’image, sur les costumes, les décors,
les rideaux...
Au final, en termes de décors, Jacquou
est un film de «grand spectacle»?
Le
film a demandé beaucoup d’énergie pour
maintenir le niveau de qualité souhaité. On peut
dessiner les plus beaux décors, il faut les
réaliser ! Et là, on dépend
d’autres personnes, celles qui peignent, qui moulent, qui
construisent... l’équipe des meubles et des
accessoires, c’est un travail collectif, mes collaborateurs
ont été d’une aide
précieuse. Ce film a été
d’autant plus exigeant qu’il y a de nombreux
décors, et qu’entre la conception, la fabrication
et le tournage, il s’est passé très peu
de temps. L’essentiel de la difficulté
était là : obtenir dans ce temps très
court la qualité et l’harmonie
Que retiendrez-vous de ce travail ?
Nous avions tous le sentiment de participer à un projet
comportant de grandes exigences. La personnalité de Laurent
Boutonnat, la confiance qu’il nous a accordée, la
qualité de notre collaboration ont apporté au
projet un état de grâce. La décoration
d’un film est une guerre d’un genre particulier :
les batailles sont les échéances, les livraisons
des décors ; l’enjeu c’est
d’être prêt quoi qu’il arrive,
avec la conviction d’être toujours dans
l’univers de l’industrie du rêve.
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