Analyse de la chanson et
du clip par Charly
Il serait sans doute artificiel de proposer une
interprétation littérale d’un texte
aussi fort et aussi intuitif que celui d’A quoi je
sers…
En effet, Mylène met des mots simples sur un sentiment dont
l’expression n’a pas besoin d’artifices
pour être compris.
Si A quoi je sers… se termine par des points de suspension
c’est sans doute pour exprimer un état de
lassitude plus qu’une réelle interrogation
métaphysique. Et dans ce cas pas besoin de syntaxe
élaborée ni de vocabulaire savant ; juste
quelques phrases poétiques qui serviront à
communiquer un état mélancolique.
La voix même de Mylène est plutôt lente,
venant d’outre tombe, comme si d’une certaine
manière elle commençait à se dissiper.
La chanson prend une allure de bilan où Mylène se
demande quelle est sa place (« Je cherche en vain ma voie
lactée » « Je n’ai pas su me
diriger »), son utilité (« Chaque heure
demande pour qui, pour quoi, se redresser » « Et
qui peut dire dans cet enfer ce qu’on attend de nous
») et si finalement il ne serait pas plus sage
d’arrêter de vivre (« Dans ma tourmente
je n’ai trouvé qu’un mausolée
» « A présent je peux me taire si tout
devient dégoût »).
Avant de commencer à interroger la place qu’un tel
texte occupe au sein de l’œuvre de
Mylène Farmer et surtout la raison de sa composition dans un
contexte qui semblait le moins s’y prêter,
tournons-nous du côté de l’influence
existentialiste qui permet de faire ressortir quelques points
intéressants de cette chanson.
Le texte d’A quoi je sers… reflète tout
d’abord de véritables doutes sur
l’existence de Dieu. Et l’expression
« Mais mon Dieu de quoi j’ai
l’air » semble plus ressortir du
domaine rhétorique (comme lorsque l’on
s’écrie : « Oh mon
Dieu » devant un drame sans que l’on soit
pour autant croyant) que de la véritable confession. Et
même si Mylène s’adresse à
Dieu il semble que ce soit à un Dieu sans
véritable implication dans nos vies, seulement spectateur,
muet, bref, sans véritable secours.
Mylène semble donc être dans un état de
délaissement qui n’est pas sans rappeler la
philosophie de Sartre qui considère que l’homme
est seul « et sans excuses »,
« jeté
là », unique responsable de sa vie dont
le sens ne s’impose pas à lui mais est
pris en charge uniquement par lui-même. Dans la
retranscription de sa conférence intitulée
L’existentialisme est un humanisme Sartre affirme :
« Nous sommes seuls, sans excuses. C’est
ce que j’exprimerai en disant que l’homme est
condamné à être libre.
Condamné, parce qu’il ne s’est pas
créé lui-même, et par ailleurs
cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le
monde, il est responsable de tout ce qu’il
fait. » N’est-ce pas dans cet
état contradictoire dans lequel se trouve Mylène
dans cette chanson ? C’est-à-dire entre
d’une part, le fait d’exister alors que
l’on a rien demandé à personne, et
d’autre part, la nécessité de vivre,
c’est-à-dire de donner soi-même un sens
à sa propre vie ?
Sans Dieu créateur d’une nature humaine, laquelle
assurerait le sens de la vie de chacun puisque toute personne serait
déterminée par elle, le sens de notre vie est
incertain, révisable à tout moment, et sa
consistance réside dans la fragilité de son
choix. Sans Dieu l’homme est donc totalement libre,
c’est-à-dire auteur de ce qu’il a
à être.
Quand Mylène pense qu’elle ne sert à
rien elle ne fait rien de plus que de vivre cette liberté
angoissante, c’est-à-dire d’assumer le
fait qu’elle n’est destinée à
rien de précis et qu’elle peut tout aussi bien
continuer à chanter que de faire quelque chose de totalement
différent. On peut donc imaginer que Mylène, en
rédigeant ce texte, pointe une angoisse
spécifique à l’artiste qui se demande
si c’est vraiment cette vie qu’il veut
avoir ; bien plus, si même son métier est
assez consistant pour donner un sens à sa vie et le
préserver de pensées déstabilisantes,
mélancoliques, et mêmes
maladives (« Poussière
brûlante la fièvre a eu raison de moi / Je ris
sans rire je vis je fais n’importe quoi / Et je
divague»).
Ainsi, se résigner à n’être
rien d’important c’est toujours vivre en
décalage avec soi-même et se demander sans cesse
si le choix qui gouverne notre vie est le bon ou même
satisfaisant pour être heureux. Cette liberté, qui
s’apparente de près à un
véritable fardeau, se fait d’autant plus
présente dans le texte avec la
répétition de « J’ai
peur du vide ». Toujours selon Sartre, le vertige
est la situation emblématique de l’angoisse dans
la mesure où elle illustre les affres de la
liberté. Avoir peur du vide c’est surtout avoir
peur de s’y jeter, c’est-à-dire la prise
de conscience, devant le précipice, que rien ne
m’empêche de m’y précipiter.
L’angoisse est donc la peur de soi,
c’est-à-dire la reconnaissance de sa
liberté qui est telle que je suis tout à fait
libre de me jeter ou non dans le vide puisque je suis seul auteur de
mes choix. N’est-ce pas une telle angoisse dont parle
Mylène ici ? Ne prend-elle pas conscience de sa
propre liberté ? Ne trouvant aucun sens
à sa vie qui lui préexisterait, ou qui serait
pris en charge par un Dieu bienveillant, bref, reconnaissant sa
liberté, n’est-il pas compréhensible
qu’elle soit elle-même victime de
vertige ? Mais de quel vertige ? Celui
qu’elle peut avoir devant tous les choix qui se proposent
à elle après ses premiers concerts. Et si elle
décidait de tout arrêter ? A-t-elle
l’étoffe pour maintenir un niveau
d’exigence aussi élevé ?
Parviendra t-elle à garder un public d’aussi
grande qualité ? Va-t-elle continuer ce chemin ou
se jettera t-elle dans une vie dénuée de sens et
d’intérêt, bref, vide en
arrêtant de faire ce métier? Mylène
choisira de continuer et trouvera la force de faire les choix qui
seront les bons. Mais cela au prix d’un certain sacrifice.
Pour continuer, une certaine part d’elle devra mourir.
Ce qu’illustre parfaitement le clip d’A quoi je
sers…
Du côté du clip, on trouve une illustration
intelligente du texte. On y voit Mylène se tenir sur la
berge d’un fleuve, traverser ce fleuve dans une barque
conduite par un homme impassible et mystérieux
pour rejoindre tous les personnages de ses
précédents clips. On retrouve ainsi la rivale de
Libertine, le capitaine anglais de Pourvu qu’elles soient
douces, le marionnettiste de Sans contrefaçon, le
fiancé de Tristana ainsi que le
« toréador » de Sans
logique. Le clip se termine sur la marche de Mylène,
entourée de tous ces personnages, dans le fleuve et le
retour du
« passeur »(dorénavant
seul dans sa barque) de l’autre côté du
fleuve. Il semble ainsi que le clip d’A quoi je
sers… symbolise la fin d’une ère, la
mort d’une époque et l’incertitude de
l’avenir. On l’a souvent noté dans
diverses biographies ou autres interprétations, le fleuve en
question pourrait bien représenter le styx qui, dans la
mythologie grecque, sépare le monde des morts de celui des
vivants. Par ce clip Mylène semble nous faire passer un
message : quelque chose se termine, le passé est le
passé et on n’y reviendra pas. Mylène
nous montre alors sa volonté de ne pas continuer
à incarner le même rôle et de ne pas
tirer sur les mêmes cordes si elle doit continuer
à faire ce métier. Du coup, c’est aussi
une certaine partie d’elle qui meurt, avec ces personnages
qui ont alimenté le sien. La traversée du fleuve
est alors la symbolisation de cette partie d’elle qui meurt
avec ce qu’elle a créé par le
passé. Le public est averti, si Mylène doit
revenir ce ne sera plus la même.
Devant ces images, les fans de la première heure ont pu
penser à une mise en image de la décision nette
et brutale de tout arrêter. Mylène Farmer meurt
avec ses personnages. On ne la reverra plus. La suite nous apprend que
Mylène a choisi de
« mourir » pour mieux
renaître. Et si ce clip est dans le sillage du texte
c’est parce qu’il nous montre que Mylène
ne s’enferme pas dans un rôle et que tout reste
à faire. On l’a vu, le texte insiste sur cette
absence d’évidence dans le choix du sens de notre
vie, sur l’inutilité nécessairement
ressentie lorsque l’on prend conscience que l’on ne
s’inscrit dans rien qui nous préexiste mais que le
sens de notre vie relève d’un choix hasardeux,
quasi gratuit, et que l’on vit alors au même titre
qu’une poussière dont l’inconsistance
rappelle la nôtre.
Le clip met en scène ce texte puisqu’il rappelle
au spectateur que Mylène peut choisir
d’arrêter, que son sentiment de
n’être rien d’important ne
disparaîtra pas aussi facilement après quelques
années de succès. En toute
honnêteté, Mylène nous informe ici,
peut-être aussi, de son insatisfaction. Il y a sans doute
mieux à faire, plus de travail à fournir. Ce
sentiment d’inutilité trahit alors une certaine
déception. Quand on connaît le sens de sa vie
c’est que l’on adhère pleinement
à nos projets, à ce qu’on aspire. Ici,
en disant « je sers à rien du
tout », Mylène semble exprimer ses doutes
vis-à-vis de son métier. Est-ce vraiment de cette
manière qu’elle veut vivre ? Est-ce la
bonne façon d’appréhender ce
métier ? Le clip nous donne une certaine
réponse. Mylène choisit d’envisager les
choses autrement. Elle prendra le risque de se réinventer. A
la plus grande joie de ceux qui l’accompagneront ou qui la
découvriront dans ses prochaine métamorphoses.
On peut dorénavant mieux comprendre
l’intérêt de cette chanson à
ce moment de la carrière de Mylène. En
effet, en affirmant « je sers à
rien du tout » au moment où le sens de sa
vie semble le mieux tracé, Mylène a dû
en déboussoler plus d’un. Son dernier
album s’est vendu à plus d’un million
d’exemplaires, sa tournée est une
réussite, ses clips ont marqué les esprits de
manière indélébile et chaque soir de
concert elle reçoit un amour démesuré
d’un public envié par des dizaines
d’artistes. Pourquoi ce sentiment de
délaissement ? Il semble qu’une des
preuves du talent de Mylène réside justement dans
le refus de s’enfermer dans un rôle trop
évident de « chanteuse donneuse de
rêve. » Ce qu’elle vit chaque
soir avec son public est certes intense mais elle veut surtout garder
cette distance et cette honnêteté
nécessaires à un travail bien fait. Il ne
s’agit pas pour elle de se dire que la partie est
gagnée, qu’elle a réussi à
atteindre une place indétrônable. On sait que
Mylène a toujours voulu durer et c’est ce
qu’elle nous montre avec cette chanson. Se demander
« A quoi je sers ? »
à ce moment de sa carrière c’est
accepter de prendre du recul sur soi, de rester libre afin de
créer à nouveau et de ne pas
grossièrement épuiser un personnage et un
univers. Ce qui traduit, en passant, un réel investissement
et une ambition croissante. Cette chanson est alors une preuve de
l’honnêteté de Mylène et de
son souci de rester libre pour créer du neuf.
D’accepter l’angoisse de la liberté pour
rester talentueuse et surprenante. Mylène nous apprend ici
qu’elle accepte, et qu’elle acceptera, de mourir
pour se dépasser. Et le sentiment des admirateurs de
Mylène à son égard est le
même que celui de Nietzsche quand il écrit dans le
prologue de Ainsi parlait Zarathoustra :
« J’aime ceux qui ne savent vivre
qu’à condition de périr, car en
périssant ils se dépassent. »
Les
pages spéciales A
quoi ie sers... (histoire, supports, remixes, clip....)