«
Stolen car
:
la banalité du mal »
par Cyril H
Stolen car de
Bruno Aveillan avec Sting et Mylène Farmer serait banal pour
certains... Pas si sûr...
Prendre le temps de
planter le décor...
Dès le départ, la photo adopte des tons bleu noir
pour filmer l'étrange cathédrale
gothique de Notre-Dame de Paris (le Paris d'hier), des
immeubles modernes (le Paris d'aujourd'hui) puis
les éléments, l'eau, le ciel, la
terre : le bruissement de la Seine, le ciel de
l'aurore, le pavé ruisselant... avant le
feu ! Une ouverture contemplative à rebours de
l'impression de montage ultra rapide qui s'installe
progressivement par la suite...
Un homme qui a perdu ses
repères...
Un SDF,
Sting, le vrai héros du clip, preuve
une fois de plus de la modestie de Mylène, va se mettre
à fantasmer la vie d'un homme riche à
la faveur d'une méprise... Il cherche un
lieu où dormir, un lieu où se réfugier
pour échapper au froid... Il vient sans doute de
passer la nuit sous une pluie d'hiver,
d'où cette vision de Paris, belle et froide, celle
d'un homme fasciné mais qui vient de dormir
dehors.
Les voitures lui restent fatalement fermées, signe
d'exclusion, du refus d'offrir un refuge. Cet homme
est « prisonnier de ses
failles », et de sa classe :
« there's a wire in my
jacket ». Les voitures sont parfois
menaçantes : un chien aboie furieusement. On est
loin de la Leelo du clip
A
l'ombre de Laurent Boutonnat,
force de vie parmi des hommes mis en terre par une élite
dystopique dégénérée et
défigurée.
Ce SDF ne cherche donc pas simplement à voler. La preuve, il
abandonne très vite l'idée de voler une
moto, occasion d'un échange de regards
homme-machine ou oeil-rétro parfaitement
cadré à mon sens... Comme un message...
Allez... Emprunte la voiture,
« don't be afraid »,
rêve un peu, « affole ton
imagination », « it only takes a
moment »... La voiture protège
du froid, elle. Elle est souvent le dernier refuge, le dernier asile
pour ceux qui ont tout perdu... Le dernier refuge avant la rue.
Sting est assez incroyable en mec marqué par la vie. Ses
chaussures ne semblent pas si usées qu'on pourrait
le penser : son état est-il
récent ? Le fantasme est-il plutôt un
souvenir de sa vie d'antan : la roue tourne,
l'homme riche d'hier peut très vite
aujourd'hui devenir SDF...
Personne ne le remarque, en tout cas. Même
le propriétaire de la voiture qu'il va
« voler » le regarde à
peine et le prend pour un voiturier : manifestement, pourtant,
il n'en a pas l'air... Le voiturier, le
vrai cette fois-ci censé récupérer le
véhicule volé est à peine surpris de
voir un homme très simple en sortir à la fin du
clip.
Le SDF imagine la vie du propriétaire en fouillant partout.
Il essaye de retrouver les sensations de cet inconnu. Il se fiche de
son identité (de ses papiers). Il repousse avec
dégoût les signes extérieurs de
richesse qui l'exaspèrent (balles de golf, car oui
le clip n'est pas un film de boules). En revanche, il se sert
des photos d'enfants comme une porte vers son propre fantasme
d'amour perdu ou tant désiré.
Le reflet de Sting sur la portière est comme une image qui
se désagrège... comme son quotidien qui
un instant va devenir autre chose...
Le fantasme
commence...
Just a poor boy in a rich man's car... Il a peur, il
est comme en cavale... Mais le toucher du cuir lui rappelle la
sensualité de la femme aimée, la chaleur
du foyer perdu... Effectivement on peut lier cette
vidéo à celle de
California pour le
parallélisme entre les vies de classes sociales
différentes qui soudain s'emmêlent.
Clips California
/ Stolen Car
Clips
California
/ Stolen Car
Clips California
/ Stolen Car
Le mouchoir filmé voletant dans la rue rappelle le sac en
plastique d'
American
Beauty de Sam Mendes (oui je
divague... pas de doute). D'ailleurs le jeune
héros du film parle de la beauté
étrangement divine d'une clocharde morte de froid
(tiens, tiens...). Pour lui, ce sac en plastique est comme un
enfant qui l'inviterait à danser (please take me
dancing tonight), comme une porte vers autre chose que le monde
visible, une porte vers la beauté du monde. Ici, on retrouve
le même thème de la misère, la
même étrange esthétique de la rue, le
même entrebâillement, la même attraction
vers un monde supérieur et envoûtant...
Film American
Beauty / Clip Stolen
Car
... juste avant l'apparition du fantasme
Mylène. Elle porte un châle comme si elle venait
d'un autre temps, de l'époque des films
noirs par exemple. Elle est tantôt floutée,
tantôt filmée derrière une vitre, comme
irréelle.
Mylène est charmante, lumineuse, en femme
fantasmée ou souvenir d'un passé
révolu. Le bijou retrouvé semble rappeler le
réconfort de la femme aimée perdue ?
L'homme laisse pourtant tomber l'objet, comme un
souvenir de souffrance, comme il a peut-être
laissé s'échapper sa vie
d'avant, sa femme d'avant :
« sa vie glisse entre ses
doigts ».
La lumière rouge et or renvoie peut-être
à la chaleur perdue, en tout cas fantasmée par
l'homme qui a froid et qui rêve de partir
à Rome... D'ailleurs la chevelure
lâchée de Mylène à la fin
est elle aussi rouge et or. Le contraste est visible entre la chaleur
nocturne du fantasme (« late at night in summer
heat ») et la réalité du matin
d'hiver, entre
l' « empty
street » du rêve et les passants
indifférents. Les plans suivants visent peut-être
à exorciser le lieu de souffrance, les ponts de Paris
où dorment des SDF, qui devient le lieu du fantasme et de la
rencontre avec la femme aimée. Un déluge
d'étreintes et de caresses, doigts, bras,
lèvres, épaules, cous que le personnage de Sting
tente de recréer dans la réalité en
joignant ses doigts en même temps qu'il
rêve.
Le fantasme s'emballe avant de
disparaître...
La Seine est en ébullition
(« ignition »), elle devient mer
et vagues. De même un peu plus tard, les reflets sur la paroi
du pont... Et tournoie...
La lumière des réverbères devient
soleil dans la nuit du fantasme.
Les mouvements de la danseuse, qui elle aussi appelle à lui
un homme, symbolisent peut-être la libération du
corps engourdi du SDF dans le lieu même de cet
engourdissement : le pont sous lequel il a dormi. Une
libération des corps « très
Aveillan »... On se souvient du
Farmer
Project pour cela et pour l'introduction de la
danse
contemporaine et du style de Nataly Aveillan.
La découverte du mot d'amour et de ses
lèvres rouges déclenche le fantasme
érotique. La voiture, puis la chambre sont des microcosmes
qui s'opposent à la rue glacée que
Sting regarde par la fenêtre avant de se lancer dans la
partie la plus folle du fantasme.
Le montage est de plus en plus saccadé, une cascade
d'images pour un moment fugace : tous les espoirs
avortés de cet homme ressurgissent en même temps,
à vive allure.
La voiture accélère comme le fantasme, signe de
sa fin : Sting extériorise sa rage. Briser la
létargie du SDF transi de froid, devenu transi
d'amour. Dire aussi que le fantasme est
éphémère comme une
« liggering cologne ».
À la fin, ce fantasme devient d'autant moins clair (image
floue, vitre incandescente) qu'il devient
émotionnellement fort. L'étreinte
sexuelle est trop forte pour être réelle.
Enfin, retour à la réalité et un franc
sourire, signant la folie mais aussi la nécessité
de ce moment.
Un anonyme
le 15/10/15 à 21:46 top comm'