Parcours
Mon parcours est un peu atypique. Pendant 2 ans, après le
stage laboratoire, point de départ obligé pour
l'obtention de la carte CNC, j'ai
travaillé dans une société de
production de films publicitaires. Ensuite, comme je voulais travailler
sur des longs métrages, j'ai refait le parcours
traditionnel : stages, assistanat, en brûlant un peu les
étapes. Assez vite, j'ai monté des
courts métrages, des documentaires, avec des retours
épisodiques aux films publicitaires. C'est dans ce
cadre que j'ai rencontré Laurent Boutonnat
à qui il arrivait de composer des musiques de
publicité pour Movie Box (qui a produit entre autres
Libertine
et Tristana,
NDLR). En 1986, une amie responsable de la
postproduction à Movie Box, m'a proposé
de monter le clip "d'un jeune mec très sympa".
C'était Libertine,
dont elle m'a
envoyé le story board, qui était
déjà un travail très abouti. Mais,
à la projection des rushes, j'ai eu un choc ! La
mise en scène, la lumière, les décors,
les costumes, le souci des détails, le format (35 mm,
Scope),
tout était éblouissant. En plus, j'ai
le souvenir d'une matière très riche et
très abondante. Ce qui au départ
m'avait été
présenté comme un petit film devenait un projet
très ambitieux. Je savais que le travail allait
s'avérer plus compliqué que
prévu. Pour Laurent, l'enjeu commercial de
Libertine
était important (suite au semi-échec de Plus grandir,
NDLR), car il devait marquer un
tournant de sa carrière. Quant à moi, il fallait
que je sois à la hauteur. Le montage s'est
passé dans une sorte de fièvre, mais sans
pression et dans la bonne humeur. J'en garde un souvenir
merveilleux, même si ma concentration faisait qu'on
ne se parlait pas beaucoup, Laurent et moi. En tout cas,
c'est une rencontre qui a beaucoup compté pour
moi, qui compte encore, et qui a marqué le début
d'une longue et étroite collaboration, de 1986
à 1994. J'ai rencontré
Mylène assez tard, puisque je crois que
c'était pendant le montage de Tristana, en 1987.
Agnès et
Laurent sont dans un studio
Les tournages se sont succédés, avec toujours
cette même exigence de qualité. La
durée du montage était variable. On
considérait que celui-ci était terminé
quand Laurent et moi étions satisfaits. Cela pouvait prendre
plusieurs semaines. Pourvu
qu'elles soient douces a
duré un mois, par exemple. Regrets, qui
paraît plus simple,
puisque ce sont des longs plans enchaînés, a
demandé aussi beaucoup de temps pour trouver sa lenteur
adéquate. Laurent était rentré
épuisé du tournage en Hongrie, qu'il
avait enchaîné avec
Désenchantée.
Et souvent, on arrêtait
en plein milieu d'après-midi pour faire une partie
d'échecs ! Notre seul souci était de
faire un beau film, peu importe le temps nécessaire. Nous
avions des conditions de travail luxueuses, sans pression, et des
moments de vrai plaisir. Laurent supportait difficilement la
présence de quelqu'un d'autre dans la
salle de montage en permanence. Mylène passait nous voir de
temps en
temps, elle suivait les étapes, donnait son avis, mais elle
ne participait pas à l'élaboration du
montage. De toute façon, la confiance entre eux
était totale, et fondamentalement, je crois
qu'elle approuvait le résultat et
l'image que le clip donnait d'elle. Le montage
d'un clip ou d'un film, c'est la
construction à partir de la matière, de la
pellicule qui a été tournée. Le
montage d'un clip est tributaire de la bande-son, de sa
durée, du synchronisme des playbacks quand il y en a. Il se
fait plan après plan, sur le rythme ou non de la musique,
mais en suivant son déroulement chronologique, en respectant
les playbacks ou les chorégraphies, comme c'est le
cas pour Je t'aime
mélancolie, par exemple. En
même temps, il y a une vraie histoire à raconter.
Avec Laurent, et son sens du perfectionnisme, cela a toujours
été un travail de précision,
minutieux, jamais mécanique, et toujours au service
d'une esthétique. Dans
l'intimité de la salle de montage, Laurent
était souvent très détendu,
très drôle, et des années de
complicité professionnelle rendaient le travail
très agréable. Cela n'est pas
allé sans quelques fous rires ! Beyond my control a
été le dernier clip que nous ayons
monté ensemble. A cette époque, Laurent
était déjà dans les affres de la
préparation de Giorgino
et j'ai
l'impression qu'il était un peu
à court d'idées pour le clip et
qu'il n'avait guère le temps de
s'en occuper. Malgré tout, nous l'avons
monté avec autant de soin que les
précédents et au final, je trouve qu'il
est plutôt intéressant.
Tournage de Giorgino
Le projet de Giorgino
a beaucoup évolué depuis la
première version écrite par Laurent longtemps
auparavant, jusqu'à la version
définitive, rédigée avec Gilles
Laurent. Même si plusieurs producteurs étaient
intéressés, le film ne s'est pas fait
tout de suite. C'était un gros budget, je
crois que l'idéal pour Laurent était
d'être son propre producteur, ce qu'il a
réussi à faire. Le tournage a commencé
en janvier 1993 en Slovaquie. L'équipe
était basée à Poprad, dans les Tatras.
Moi, j'étais aux studios de Barrandow,
à Prague, où j'avais ma salle de
montage. Je faisais le lien entre le tournage et le laboratoire. Chaque
jour, les rushes m'arrivaient par avion de Poprad.
Après développement, tirage et synchronisation,
je les visionnais, commençais le classement et
l'organisation des séquences et je renvoyais les
bobines sur le tournage, où Laurent et Jean-Pierre Sauvaire
son chef opérateur les voyaient en projection. Je savais que
le tournage était compliqué et
éprouvant, et que des conditions climatiques
imprévues dramatisaient encore la situation. Mais moi, je ne
voyais que le bon côté des choses,
c'est-à-dire que chaque jour, les rushes
étaient sublimes et que c'était un
plaisir immense de suivre l'évolution du tournage. Ensuite,
l'équipe et les acteurs sont revenus à
Prague pour tourner les intérieurs en studio.
Mylène et Jeff étaient très amis, elle
l'avait rencontré aux États-Unis et
c'est elle qui l'avait
présenté à Laurent. Avant cela, il y a
eu plusieurs acteurs envisagés, de Peter Gabriel
à Pierce Brosnan, en passant par Rutger Hauer. Jeff
était quelqu'un de très sympathique,
mais timide et taciturne. Et je crois que Mylène
l'avait un peu pris sous son aile. Pour moi, ces 5 mois
à Prague ont été un enchantement
à tous points de vue.
Problèmes au
montage
Le montage a commencé en juin 1993 à Paris, peu
de temps après le tournage, et au retour d'une
cure thermale en Corse, où j'avais
accompagné Laurent qui avait besoin de repos ! À
notre
retour, nous disposions de la totalité des rushes, ce qui a
permis un montage chronologique du film. Laurent avait beaucoup
tourné : plus de 80 heures de pellicule ! Dès le
début, nous avons établi une sorte de
règlement : horaires de travail réguliers, repas
à heures fixes, régime
végétarien, une hygiène de sportif, en
quelque sorte ! Car il fallait tenir la distance, qui a
été de 9 mois de montage, rien que pour
l'image. J'exécutais moi-même
immédiatement les coupes, à la table, ce qui
donnait la possibilité de voir tout de suite le
résultat. C'est la méthode que Laurent
avait choisie. Le montage est un processus de construction qui se fait
à deux, réalisateur et monteur. Il est
très important d'avoir assez vite une vue
d'ensemble, une structure, qui, si le film est bien
pensé (et c'était le cas pour Giorgino)
est perceptible dès le premier montage, et que
l'on rythme par la suite. Or nous avons travaillé
dès le début comme si
c'était la version finale, en peaufinant les
raccords. Un travail de dentelle et de précision, qui a pris
beaucoup de temps. On est arrivé ainsi à un
premier montage de 4 heures, dont Laurent était ravi. Cette
version était techniquement parfaite, mais pour moi,
même si elle se présentait bien, il fallait la
retravailler. Le film n'avait pas encore son rythme interne.
De toute façon, pour le distributeur, il fallait raccourcir.
Dans un premier temps, on a dû péniblement enlever
30 minutes, ensuite encore 10 minutes après mixage. Mais
là, ça devenait vraiment une galère,
car on ne peut faire que des coupes franches : quand le son est
mixé, il est impossible de rentrer dans le détail
du montage. On a fait ces coupes dans le studio de Thierry Rogen, en y
passant quelques nuits !
Pression
De toute façon, la machine était
lancée et Laurent était le seul maître
à bord. Et peut-être que le temps lui donnera
raison. Même s'il était anxieux, il
restait toujours très courtois, sauf peut-être
avec les très proches, comme Mylène. Notamment
à Londres, lors de la post-synchronisation (les
acteurs rejouent leur scène comme un doublage, lorsque le
son du plateau n'est pas exploitable, par exemple lors de
l'utilisation de machines à neige, de bruits de moteur etc.,
NDLR),
il pouvait se montrer impatient. Pour Mylène, qui ne
l'avait jamais fait, se post-synchroniser en anglais, avec
l'accent, était assez compliqué.
Pendant la postproduction, elle passait de temps en temps chez
Toutankhamon. Avec Mylène, j'ai toujours eu
d'excellents rapports, sains et normaux. C'est
quelqu'un de très droit, qui sait ne pas
mâcher ses mots, qui peut parfois se montrer dure et
sarcastique, mais juste, et qui a le sens de l'humour.
Rupture
Il y a eu une seule projection de presse, un matin à 9h30,
sur les Champs-Elysées. La salle était
bondée. Dès la sortie du film, ça a
été la curée, les articles tenaient
plus du règlement de compte que de la critique du film.
Bassesses et méchanceté, tout y est
passé. Le handicap du film était
peut-être sa durée, mais bon, il avait bien
d'autres qualités, infiniment plus importantes,
donc personne n'a parlé. En tout cas,
c'est une oeuvre assumée, un film merveilleux
proche du fantastique, unique dans le cinéma
français, et qu'on redécouvrira un jour
avec étonnement. L'avant-première
était très chaleureuse. Tous les proches et amis
de Laurent et Mylène étaient présents.
Les parents de Jeff étaient venus des Etats-unis.
À la fin de la soirée, nous nous sommes dits au
revoir sur
le trottoir, le plus naturellement du monde. Je n'ai jamais
revu Laurent depuis. Par contre, j'ai croisé
encore quelques fois Mylène chez Toutankhamon. Je savais que
Laurent était très malheureux, et qu'il
vivait mal l'échec du film. Il ne voulait voir
personne et ne répondait pas au
téléphone. En tout cas, nous ne sommes absolument
pas fâchés, mais il a sans doute voulu tourner une
page. Après la sortie du film,
l'éventualité d'une version
courte de Giorgino a
été envisagée
avec Paul Van Parys (fidèle collaborateur de
Mylène et Laurent, NDLR). Mais je ne voulais rien faire sans
l'autorisation de Laurent. En plus, je ne sais pas
s'il aurait été d'accord.
J'étais moi aussi terriblement
affectée. On n'a rien remonté du tout.