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Bertrand Le Page - Interview (1994)



    INTERVIEW DE BERTRAND LE PAGE

    Manager de Mylène Farmer de 1984 à 1989
    Février & Mars 1995
    Platine (N°18 & N°19)



Interview par Jean-Pierre Pasqualini le 21 octobre 1994 publiée dans Platine (Février 1995 N°18 & Mars 1995 N°19)


Platine : Quelles sont tes origines ?
Bertand Le Page : Mon père était militaire, je suis né au Maroc en 1955. J'y suis resté 5 ans. Ensuite, j'ai passé 12 ans en Allemagne, en FFA. Après, ce fut Angoulême, Cognac et St Malo. C'est à l'époque de l'adolescence que, comme les Orlando, les Guazzini... je rêvais de chanter. Mais, contrairement à eux, je n'ai finalement pas fait de disques en tant qu'interprète.


De qui étiez-vous fan étant jeune ?
J'écoutais beaucoup RTL à l'époque et Jacques Ourevitch : "5,6,7" sur Europe Un. On y entendait tous les artistes français que j'adorais, car j'écoutais peu de chanteurs étrangers. Ça va vous étonner, mais, si j'ai fait ce métier, c'est grâce à une artiste que j'adorais : Rika Zaraï. Je la ressentais profondément. Quand Rika a eu son accident de voiture en pleine gloire, tous les médecins lui ont dit : "C'est fini, vous ne marcherez plus". Grâce à sa volonté, son énergie, elle a réussi à remarcher. Ça m'a impressionné. D'ailleurs, son premier livre n'était pas du 'pipeau', car un médecin a réussi à ressouder deux de ses vertèbres grâce à des plantes. J'ai même vu Rika sur scène à Cognac en 1970, j'étais fou de joie, car pour moi, c'était un événement.. Plus tard, j'ai rencontré Rika à l'époque de Mylène, et je lui ai montré les cahiers de mes 14 ans où je collais ses photos et celles de Marie, la chanteuse qui chantait Soleil et Un train qui part.


Tu préférais les chanteuses simples ou sophistiquées ?
J'aimais bien les paillettes de Sylvie Vartan ou Dalida, mais aussi la sincérité. En 1974-1975, je suis 'monté' à Paris, j'avais 20 ans, une valise en carton (sourire) et 500 FF en poche. Mes parents ne voulaient pas que je travaille dans ce métier, qui, pour eux, n'en était pas un. Ils ne cautionnaient donc pas ce départ. Je logeais dans un petit meublé épouvantable rue Stéphane Pichon et je payais 700 FF par mois, ce qui était hors de prix. Je faisais des petits boulots et je prenais des cours de théâtre car je voulais être comédien. J'avais abandonné mon idée d'être chanteur, car je savais que je ne chantais pas bien. Le métier d'acteur me semblait plus accessible. Pour débuter, comme j'étais rouquin, j'ai fait pas mal de pubs pour la presse-magazine et pour la télé. A cette époque quand je gagnais 2000 FF, pour moi, c'était énorme. Très vite, j'ai partagé avec une copine un appartement de la loi 48, à 600 FF par mois. On payait 300 FF chacun, c'était la vie de bohème.


Tu es donc entré dans ce métier par la pub ?
Pas exactement. On me disait souvent : "Tu as une bonne voix, tu devrais faire de la radio". J'ai donc proposé une maquette à Radio Bleue : "Que sont-ils devenus ?". Le projet a été accepté. Comme invités, j'ai décidé d'interviewer un jour les Parisiennes. J'ai appelé Anne Lefébure qui faisait la voix de FR3, une autre Parisienne qui était devenue danseuse dans les shows des Carpentier, et Raymonde, qui avait dirigé le groupe et qui s'occupait désormais d'une maison d'édition. Raymonde est venue faire l'interview de Radio Bleue avec moi. Ça s'est tellement bien passé, qu'à la fin de l'émission, elle m'a proposé de travailler pour elle. Avec son mari, Jean-Bernard Réteux, qui avait édité Rock Collection de Voulzy et Tare ta gueule à la récré de Souchon, elle avait crée une maison d'édition musicale : Lorgère Musique. Je me suis donc retrouvé rue de Washington, là où Jean-Bernard avait fait installer un studio digital ultramoderne. Il n'y en avait que deux sur Paris. A la même adresse, il y avait les bureaux de Bagatelle, et au dernier étage Christian Clavier qui n'était pas encore connu.


Tu as donc cherché à éditer des musiques et des chansons ?
J'ai édité beaucoup de musiques de films et de feuilletons dont celle de Pause café en 1980, qui est devenue une chanson par Véronique Jannot. Quant à Croque la vie de Jean-Charles Tacchela, j'avais trouvé très bien la musique du compositeur Gérard Anfosso. Je lui avais suggéré d'écrire des chansons, ce à quoi il m'avait répondu : "Oh non, en France, ce n'est pas intéressant". Au final, nous avons quand même écrit un texte sur sa musique, et nous avons eu le projet de faire chanter la chanson par Jane Birkin. Elle a accepté et nous avons fait le play-back orchestre dans sa tonalité. C'est là que Serge Gainsbourg est arrivé en nous disant que Jane ne chantait pas les chansons d'autres que lui, et surtout pas en français. Nous avons donc dû trouver une autre chanteuse. Ce fut Fabienne Thibault, mais, pour des raisons de budget, elle a été obligée d'enregistrer sur le PBO, dans la tonalité de Jane. Quand il a fallu faire la promo de la chanson Croque la vie, j'ai appelé Françoise Coquet qui travaillait avec Drucker. J'étais très innocent et c'est peut-être pour ça que ça a marché. Au final, nous avons fait toutes les télés. Le soir de Drucker, je me souviens qu'il y avait Sheila, Nicolas Peyrac : je fréquentais le 'show-bizz' mes rêves d'enfant se concrétisaient.


Comment es-tu passé des musiques et chansons de films à la variété ?
J'ai reçu un jour un appel de Gérard Anfosso, qui faisait souvent des musiques de films pour moi. Il m'a dit : "Je vais te faire écouter une fille qui a un talent extraordinaire" : c'était Jakie Quartz. Elle avait fait un disque avec Eric de Marsan, sa production s'appelait Astroliner et était distribuée par EMI. J'ai essiayé de la faire produire par notre édition, en demandant à Jean-Bernard Réteux, de nous prêter son studio. En échange, en tant qu'éditeur, il aurait eu 50% de tous les droits. Il n'a pas voulu, alors que ça ne lui coûtait rien. Je crois qu'il ne croyait absolument plus aux ventes de disques. Gérard Anfosso a alors appelé un ami à lui à Marseille, Paul Sianchi, pour qu'il produise Jakie, pour qu'il paie le studio, les musiciens. Ce dernier a accepté de mettre l'argent. Grâce à lui, on a fait Mise au point pour l'été 83, avec une distribution chez CBS et une pochette de Mondino. Bilan : 1 million de singles. Sianchi a gagné beaucoup d'argent, et, comme j'étais manager et co-éditeur, moi aussi. J'étais enfin sorti de ma 'merde' financière et j'ai quitté les éditions de Jean-Bernard Réteux pour m'occuper de Jakie. De son premier album, toujours en 1983, nous avons vendu 70 000 exemplaires chez CBS. Nous avons cependant fait une erreur, celle d'avoir mis Dernière fois en face B de Mise au point et de ne pas l'avoir gardé pour en faire un deuxième extrait. Il n'y a donc pas eu de deuxième extrait de l'album. Les problèmes relationnels ont commencé et, avec Jakie, nous nous sommes séparés avant le deuxième album.


Pourquoi ?
Avec Jakie, c'est difficile de travailler. Quand je travaille avec un artiste, je donne tout, mais je ne veux pas que l'artiste me désavoue, ce que Jakie faisait en permanence. Avec Robert Toutan, l'attaché de presse CBS, mais aussi avec les journalistes. En 1984, Jakie a sorti une jolie chanson, Mal de vivre, mais, comme l'album, Alerte à la blonde, elle n'a pas marché. Quand tu quittes quelqu'un que tu as aimé, il faut être honnête : ça te rassure quand la personne ne marche pas sans toi. C'est horrible mais c'est comme ça.


En 1984, vous commencez à travailler avec Mylène. Quand l'avez-vous rencontrée ?
J'avais connu au début des années 80, chez Lorgère Musique, un jeune garçon qui m'avait apporté l'affiche d'un film qu'il voulait faire et qu'il voulait intituler Giorgino. C'était Laurent Boutonnat. Il m'a rappelé un jour de 1984. Il avait fait un casting pour trouver une chanteuse et lui avait fait enregistrer un disque chez RCA. Elle s'appelait Mylène Farmer et chantait Maman a tort. Ce premier disque, qui finira à 100 000 exemplaires, n'était que frissonnant au Top 50. Nous nous sommes rencontrés avec Laurent, Mylène et Jérôme Dahan, ce dernier co-signait les chansons. J'ai rejoint leur équipe en devenant éditeur, ce qui constituait ma rémunération. On a galéré trois ans durant lesquels j'ai vécu grâce à l'argent de Mise au point. La star du moment qui nous impressionnait tous, y compris Mylène, c'était Jeanne Mas.


Pourquoi avez-vous quitté RCA après Maman a tort et On est tous des imbéciles ?
Avec Laurent, nous sentions bien que François Dacla de RCA ne voyait pas les potentialités de Mylène et qu'il ne voulait plus d'elle. Il nous a finalement rendu le contrat et nous avons signé la distribution de Mylène chez Polydor, pour trois ans. Le premier simple Polydor, Plus grandir, n'a pas du tout marché en 1985. Pourtant, si Mylène a une chanson qui lui colle à la peau, c'est bien celle-là. Le second 45 tours, Libertine, en 1986, puis, Tristana et Sans contrefaçon, en 1987, ont tout fait exploser.


On dit que la réussite de Mylène a reposé sur les clips ?
En 1985, lorsque nous avons signé chez Polydor, j'ai conservé la co-édition, l'autre moitié a été cédée à Polygram Publishing pour que ces derniers co-produisent les clips. En 1987, quand j'étais chez Tréma, Mylène a eu besoin de beaucoup d'argent pour faire le clip de Sans contrefaçon, nous sommes allés frapper à toutes les portes. Tréma a demandé 15 points pour donner l'argent pour le clip. Laurent Boutonnat a refusé et a préféré se débrouiller. Sans contrefaçon fut le troisième tube de Mylène avec Libertine et Tristana. Le plus cher de tous les clips a été Pourvu qu'elles soient douces en 1988. Il a atteint 380 millions d'AF (anciens francs, ndlr). On a tourné une semaine, il y avait des figurants, des décors... Sans Logique en 1989 a aussi coûté une fortune. Polygram a toujours payé une partie de ces clips car ils étaient essentiels à la vente des disques, et Laurent et Mylène ont toujours beaucoup donné de leur argent pour boucler les budgets. Et ce n'est pas avec ce que donnent les chaînes pour les passer (entre 1 000 et 1 500 FF par passage sur M6, ndlr), qu'ils se sont remboursés ! Nous avions compris que les chaines passent avant tout les clips qui sont beaux, même si la chanson n'est pas encore connue. Ceux qui sont filmés en 16 ou en 35 ont plus de chances que ceux filmés en vidéo. Après mon départ en 1990, les clips ont continué à être très beaux, même si Désenchantée en 1991, était plus moyen. Je t'aime mélancolie en 1991, Que mon cœur lâche en 1992 réalisé par Luc Besson, sont superbes. C'est aussi en 1990, que Mylène a fait une grosse promo sur l'Allemagne.


Vous vous êtes occupé de manager Mylène ?
De 1984 à fin 1989, je me suis occupé du management de Mylène. La promo était toujours compliquée, les interviews étaient soigneusement préparées, jamais en direct, même au journal de 20 heures. Tout était étudié, car Mylène n'est pas une fille pour le direct. Elle est timide, fragile et elle a besoin de se sentir en sécurité. Elle est Vierge ascendant Vierge, ce n'est pas pour rien. Je me souviens qu'elle m'avait téléphoné en me disant : "Si tu es un bon manager, tu vas me le prouver : je veux deux fois plus de passages sur NRJ pour Sans contrefaçon". J'ai eu le trac mais je les ai obtenus. Là, l'enfer a commencé, parce qu'il fallait aller toujours plus loin, mais aussi parce qu'il fallait refuser beaucoup de choses et se mettre des gens des médias à dos. Pour fêter notre réussite, on avait fait aussi un beau dîner 'libertin' au Jardin de Bagatelle après le Palais des Sports de 1989. Ce fut une réussite totale.


Quand vous avez contribué à créer le personnage de Mylène, de qui vous êtes-vous inspiré ?
De Sylvie Vartan. Au Palais des Sports de Mylène en 1989, on sentait vraiment l'héritage de Sylvie Vartan. Mylène dansait, chantait, jouait, le tout dans des costumes travaillés, c'était un vrai show. Je me souviens de la photographe Marianne Rosenstiehl, qui nous avait fait des photos dans la loge, dont certaines ont servi à la pochette d' A quoi je sers en 1989. Bien sûr, je ne disais pas à Mylène que mes idées étaient piquées au personnage de Sylvie, car ça l'aurait agacée. Mais je crois que Mylène savait d'où elles venaient. Je m'inspirais aussi de Dalida, qui a été une show-woman extraordinaire à partir des années 70. Là non plus, je savais qu'il ne fallait pas que je le dise à Mylène, car ça l'aurait énervée. Les jeunes chanteuses n'aiment jamais savoir qu'elles ne sont pas les premières à faire quelque chose. Mylène a été une nouvelle Dalida ou une nouvelle Vartan. Ces trois filles ont le même public : beaucoup d'homosexuels.


Que pensais-tu du merchandising qui était fait autour de Mylène ? De Polygram Merchandising qui le gère aujourd'hui ?
Je ne savais pas qu'il était désormais géré par Polygram. Dans les années 80, nous faisions ça nous-mêmes : les T-shirts, les briquets, les photos. Mais tout était trop beau, trop cher. Sur les 70 dates de l'unique tournée de Mylène - si l'on excepte le podium Europe Un en vedette anglaise de Catherine Lara en 1986 - Mylène, Laurent et moi, nous avons dû gagner 10.000 FF chacun. C'est peu. Mylène a un public populaire, et nous lui proposions des produits trop luxueux, trop sophistiqués. Mylène lisait Luc Dietrich, et avait du mal à donner dans le populaire.


En 1987, tu retrouves Jakie Quartz, et tu travailles aussi avec Buzy ?
Oui, j'ai craqué sur un texte de Buzy qui s'appelait Body physical. En revanche, je trouvais sa musique impossible. j'ai demandé à Gérard Anfosso d'écrire des musiques pour Buzy. Pendant 6 mois, j'ai eu trois fois par semaine Buzy au téléphone pour lui faire admettre qu'elle devait se contenter d'écrire les textes. Elle était produite par Gérard Pédron qui s'occupait de Lahaye et de "Lahaye d'honneur". De cette émission de télé, qui était managée par Bob Otovic, j'ai des souvenirs très forts. Buzy était distribuée par Phonogram. Body physical a marché : nous tenions un tube. C'est la seule fois de ma vie, où une radio, Europe Un en la personne d'Albert Emsalem, m'a demandé une co-édition pour passer le titre. J'étais soufflé, même si c'était courant dans le 'vieux métier' issu des années 70. J'ai refusé cette proposition d'autant plus qu'il n'y avait pas de promesses fixes de rotations, de diffusion. Après le single de Body physical, il y a eu deux autres singles avec moi : Baby boom, Sweet Home, mais pas d'album.


En plus de t'occuper de Mylène, en 1985 ou 1986, tu entres chez Tréma ?
C'est l'époque où j'ai été contacté par Régis Talar pour développer chez Tréma un catalogue jeune. Mylène trouvait cela très flatteur, valorisant pour elle. Le problème, c'est que dès que j'étais dehors pour m'occuper de Mylène ou de Buzy, des gens chez Tréma changeaient les choses que j'avais faites : les pochettes, les plans promo... C'était difficile à vivre.


Chez Tréma, en 1987, tu retrouves la chanteuse de ton enfance, Marie...
Oui, j'ai signé son dernier disque, Bulles de chagrin (disponible sur la compilation de Marie dans Les Années Chansons, ndlr). Quand elle est venue me voir la première fois avec son mari, Lionel Gaillardin, l'ex-guitariste d'Il était une fois, j'avais ramené à mon bureau mes cahiers d'enfant où j'avais collé ses photos de 1971 à 1973. J'étais très ému. Malheureusement, c'est l'époque où j'ai quitté Tréma après une crise énorme, due à l'alcool et à la cocaïne. J'ai hurlé et j'ai cassé tout mon matériel, mes cadres, mon bureau, mais j'ai eu la présence d'esprit d'appeler SOS débarras. Quand Régis Talar, le directeur, est rentré, tout était en ordre. Après mon départ, Tréma a enseveli le disque de Marie, qui n'est pas vraiment sorti dans le commerce, malgré un début de promo en 1988. J'ai loupé le retour Marie et j'en suis très triste. Lionel, son mari, qui était aussi le producteur, aurait, peut-être, dû plus me secouer. Quelques temps après, j'ai revu Marie, qui faisait du montage de films pour gagner sa vie. J'étais très gêné vis-à-vis d'elle. J'ai appris qu'elle était décédée il y a quelques mois, ça m'a fait un choc. Je suis heureux que vous ayez réédité quelques unes de ses chansons dans la collection Les Annnées Chansons. On peut y retrouver une dédicace de Véronique Sanson à Marie, et c'est normal puisqu'elle a beaucoup apporté à la génération 70. Et à Mylène aussi... Mylène avait écouté Bulles de chagrin et en a repris l'idée dans Ainsi soit je... Ce n'est pas la seule à laquelle Mylène ait pris une idée. Un autre garçon que je produisais depuis 1985, Alix Morgen, aujourd'hui décédé, avait une voix de castrat. Je lui avais fait enregistrer une chanson à la production ambitieuse "Avant que le monde explose, je veux mourir". Ce disque est sorti quand Klaus Nomi est mort et toutes les radios me l'ont refusé car Nomi et les castrats étaient tabous à cause du Sida. Le refrain disait "Ainsi soit-il, ainsi soit-elle...". Je l'ai envoyé à Mylène. No comment.


Mylène a aussi repris officiellement une chanson à Marie Laforêt ?
Je disais toujours à Mylène qu'il fallait qu'elle fasse des reprises. Un jour, je lui ai prêté tous mes disques de Marie Laforêt, car j'avais envie qu'elle chante trois chansons que j'aimais beaucoup. Cependant, je ne lui ai pas dit lesquelles. Elle m'a rappelé en me disant je vais chanter Je voudrais tant que tu comprennes, qui était une des trois choisies. C'est là qu'on se rend compte de ce que signifie le mot complicité. Malheureusement, la chanson qui devait sortir en face B de Sans Logique en 1989 a été remplacée par Dernier sourire, et ce, malgré l'insistance de l'éditeur d'origine... et la mienne. Au final, elle n'a été éditée que sur le 'live', par le fait que Mylène la chantait sur scène. Avec Déshabillez-moi, ce fut la seule reprise de Mylène. Fin 1987-début 1988, j'ai eu trois tubes au Top 50 : Sans contrefaçonBody physical de Buzy, et A la vie, à l'amour de Jakie Quartz.


Comment se sont passées les retrouvailles avec Jakie Quartz ?
Je ne sais plus si c'est moi ou elle qui ai rappelé. Nous avons fait A la vie à l'amour et ça a été un gros tube en France et même en Allemagne. On a vendu 300 ou 400 000 singles car les DJs aimaient bien Jakie pour le son boîte qu'Anfosso lui 'arrangeait'. On a vendu pas mal d'albums aussi. Elle a ensuite, au début des années 90, sorti un album chez Warner, mais sans moi. Il n'a pas marché.


Qu'est devenu Gérard Anfosso ?
A la fin des années 80, il a eu une grosse dépression, suite au suicide de son père, qui était marseillais. Récemment, je l'ai contacté pour qu'il compose pour une fille que j'ai trouvée. Il est venu, a écouté, et il est reparti non convaincu. Je n'ai plus eu de nouvelles. Je crois qu'il a disjoncté. C'est étrange, tout le monde autour de moi a mal vécu les tubes sur tubes de Mylène de 1986 à 1991.


Anfosso a travaillé avec Jakie, Buzy, pourquoi pas Mylène ?
Problème d'égo de Laurent et de Gérard, qui se sont vus trois fois, mais ça n'a pas abouti.


En 1988, vous êtes l'éditeur le plus envié ?
Oui, avec tout ce succès, j'ai même dû 'péter les plombs'. Pour moi, qui partais de rien, tout cet argent, c'était fou. Pendant deux ans, j'ai dû être vraiment invivable, les gens qui m'ont connu à cette époque doivent avoir un mauvais souvenir de moi. J'ai un défaut : je suis très franc. Quand une chanson ne me plaît pas, je le dis aux gens, même les débutants : c'est plus honnête, même si dans ce métier, on préfère les compliments et ronds de jambe. Le problème c'est qu'ils n'aboutissent jamais à rien.


Pourquoi n'avez-vous rien fait avec Jakie après À la vie à l'amour ?
Jakie a une très forte personnalité, comme moi, et nos passions pouvaient être aussi constructives que dévastatrices. En 1988, j'étais toujours avec Mylène et il s'est passé une histoire dingue. Jakie habitait 18, rue Quincampoix dans un beau triplex à la mode. Sur ce, Mylène me dit un jour qu'elle veut déménager. Comme elle habitait toujours dans une maison de poupée, je l'ai encouragée à partir pour un grand appartement aux dimensions de la star qu'elle est devenue. Et par le plus grand des hasards, elle a signé pour un appartement au 18, rue Quincampoix. C'était horrible, je ne pouvais pas venir voir l'une sans être vu par l'autre. Leur cohabitation a duré trois ans. Si Mylène était très réservée en ce qui concerne les remarques sur Jakie, ce n'était pas le cas de Jakie. Malgré tout ça, je crois que j'ai aimé Jakie autant que Mylène, à la folie. Après la promo de A la vie à l'amour, un jour Waterman (de Stock Aitken et Waterman) m'appelle et me dit "Je voudrais remixer Jakie Quartz". Ce fut fait et le remix est sorti partout, en Allemagne, en Angleterre... mais chanté en frnaçais. Aujourd'hui je réalise la chance que j'avais d'avoir tous ces gens au téléphone. C'était une époque exceptionnelle. Ce n'est pas 'normal' qu'à 35 ans, j'ai 23 disques d'or à mon actif.


Vous quittez Mylène en 1989...
Oui, après le Bercy de décembre. A l'automne 1989, nous avions fait les 70 dates de la tournée avec Thierry Suc, nous étions épuisés, physiquement et aussi moralement. Même si Mylène m'a écrit une lettre qui finissait par "Je t'aime comme personne", et qu'elle l'a glissée sous ma porte, dans un hôtel lors de cette tournée, la tension montait. Il y avait aussi la guerre avec Jeanne Mas, depuis la fameuse émission de télé. Je dois avouer que Mylène ne disait jamais rien contre Jeanne. Elle avait décidé que le mutisme était préférable. Elle avait raison. Jeanne, après son Bercy de septembre 89, avait décidé de tourner en même temps que Mylène et dans les mêmes villes, un jour avant, de préférence. Ce n'était pas possible, le public n'avait pas assez d'argent pour s'offrir les deux. Je voulais intervenir, Mylène ne voulait pas et Laurent jouait l'attentisme. Jeanne, qui était au début de son passage à vide, a décidé, au dernier moment, de ne pas faire sa tournée de 40 dates.
J'avais décidé de faire un autre dîner après Bercy, toujours pour la presse et le métier. Un dîner magnifique de 500 personnes à l'Ecole des Beaux Arts. On devait remettre à Mylène, puis à moi, un disque de diamant certifié. C'est là que tout a foiré. Je voulais quelque chose de très star, de très solennel aussi, et Alain Levy n'a pas joué le jeu. Il lui a donné le disque alors que tout le monde était le nez dans son assiette. Il n'y avait aucune scénographie, aucune magie. Je ne pouvais pas accepter ça. Alors, j'ai hurlé... et la soirée a tourné à l'horreur. Ma mégalomanie était démesurée, je le sais aujourd'hui, car j'ai retrouvé un équilibre physique et psychique.


Les majors n'aiment pas les indépendants, c'était peut-être un moyen pour minimiser votre importance dans la réussite. Qu'a pensé Mylène ?
Elle était bouleversée. Elle a essayé de me calmer en me disant que si je continuais, c'est elle qui sortirait. Tout le monde était en train de partir. Mylène m'a envoyé un télégramme : "Si tu as besoin de moi, je suis là". Cette fille est extraordinaire d'humanité. Mais à ce moment-là, j'aurais tant aimé la voir. Un mois après, elle m'a appelé en me disant : "On arrête de travailler ensemble, ton comportement est devenu impossible".


Vous n'aviez pas de contrat avec elle ?
Non. J'ai toujours travaillé à la parole. C'est vrai que j'avais l'édition des chansons, c'est une sorte de contrat. A la suite de la rupture, j'ai vendu mon catalogue d'éditions, soit 77 chansons. Je ne sais pas si j'ai fait une bonne affaire, car, comme j'ai contractuellement accès aux relevés, je sais qu'aujourd'hui, au bout de trois ans, mon acheteur a déjà récupéré les 4/5èmes de sa mise. Remarquez, à part Mylène, que j'avais depuis le premier single chez RCA, il n'y avait rien d'important. Si elle ne vend plus, le catalogue ne vaudra plus rien. En tout cas, pendant plusieurs années, mon nom en tant qu'éditeur d'origine, continuera d'apparaître sur les éventuelles rééditions. Mylène a même laisse ma photo avec elle dans son 'live'.


Qu'avez-vous fait de cet argent ?
J'ai produit un disque qui n'est pas sorti. La chanteuse se nommait Pascale Chambry, elle animait, avec Karen Cheryl, des émissions pour la jeunesse. Je l'avais signée chez Tréma avec une chanson qui s'appelait Les mots du jour. La production m'a coûté très cher et ça n'a pas marché. Jusqu'à aujourd'hui et depuis la sortie de l'album L'autre... de Mylène, j'ai mal vécu cet échec. D'autant plus que les gens de ce métier sont horribles. Ils me disaient : "Oh Bertrand, tu as fait l'erreur de ta vie, le dernier album de Mylène est formidable". Ils ont remué le couteau dans la plaie mille fois. Il y a, en plus dans l'album L'autre..., une chanson, Pas de doute, qui, je crois, m'est destinée.


Vous avez produit les Jumelles chez WEA en 1993 ?
Avant cela, j'ai travaillé comme agent, en charge de comédiens (Agnès Soral, Christine Boisson, Féodor Atkine...) chez les Agents Associés, gérés par Georges Beaume, entre 1991 et 1992. J'avais fait aussi un disque avec Valérie Mairesse en 1991. Pour les Jumelles, Céline Music (Vline Buggy, ndlr), le co-producteur et moi avions choisi Carole Coudray, le parolier de Françoise Hardy dans Tirez pas sur l'ambulance. La production de leur album m'a, à nouveau, coûté très cher. Rose aurait dû être un tube, mais, à peine avions-nous commencé la promo, qu'AB s'est manifesté pour les engager dans "Premiers Baisers". Azoulay m'a appelé chez moi pour me convaincre. Je ne voulais pas, mais je n'avais avec les Jumelles qu'un contrat de producteur discographique, je ne pouvais pas leur interdire de jouer la comédie dans un sitcom ou ailleurs. Ma position de manager, si elle me permettait de toucher 10% sur tout ce qu'elles faisaient, ne me donnait pas la possibilité de leur interdire quoi que ce soit. J'ai donc laissé faire, d'autant plus que WEA croyait au sitcom pour les faire exploser, mais les radios n'ont pas suivi, sauf M40. Jacques Metges, qui était encore chez WEA, s'occupait de la promo. Comme il était copain avec Charles Sudaka, le bras droit de Jacques Martin, elles ont fait Le monde est à vous. Etant WEA, elles n'ont pas eu le handicap des artistes AB, qui sont très peu soutenus hors de TF1 et des émissions AB. L'image de ce groupe est catastrophique dans le métier. J'étais déprimé, d'autant plus que Gérard Louvin, quand il a reçu le disque, m'a appelé pour me dire : "Bertrand, tu as un tube. je veux que leur première grosse télé soit Sacrée Soirée". Nous avons fait un deuxième single, mais on aurait dû sortir Seuls les bonbons mentent à la place.


C'est pour vous calmer que Jean-Luc Azoulay vous a engagé chez AB Disques...
C'est pour tout un ensemble de choses. Pour les Jumelles, pour Sébastien Roch, car je m'occupais de sa presse en indépendant et j'obtenais de plus en plus de couv'. Ça fait maintenant un an que je suis chez AB. J'y suis entré le 15 octobre 1993. Sébastien nous a quitté en décembre suivant pour préparer un album chez Phonogram. Depuis, je travaille avec Jean-Michel Fava dans le département disques. On peut rigoler d'AB, mais c'est une société française qui n'a pas de problèmes d'argent, c'est rare aujourd'hui. Dorothée vend toujours beaucoup d'albums, Hélène et Christophe Rippert ont eu un succès fabuleux. Quand Nagui m'a dit : "Qu'est-ce que tu fous chez AB ?", je lui réponds qu'il faut vivre aussi et qu'on n'a pas toujours le choix. AB m'a donné une stabilité qui me permet d'avoir envie de bouger.


On raconte que France Gall a téléphoné à Azoulay pour lui fredonner "Hélène, je m'appelle Hélène" et "Ziggy, il s'appelle Ziggy" avant de se mettre en colère. C'est vrai que les chansons se ressemblent beaucoup...
Peut-être... Chez AB, j'ai aussi recommencé à faire de la production. J'ai signé Rodney Weber, qui est le canadien anglophone que l'on voit dans le clip Ziggy de Céline Dion. Nous avons fait un disque en anglais qui est produit par AB, mais comme il est 'model', mannequin, il habite à Munich, travaille en Afrique du Sud, en Espagne... Ce n'est pas facile de faire la promotion avec lui, car il est rarement à Paris. J'ai aussi signé une fille pour AB, Nathalie Santa-Maria.


Vous vous occupez du labe adulte d'AB, Pense à moi, où on trouve Dave, Charles Dumont, Desirless, Carlos, Jeanne Mas... ? Si ce label ne marche pas (aucun des artistes n'a vendu plus de 20 000 albums), n'est-ce pas parce qu'il n'a pas l'appui de médias adaptés ?
Je ne m'occupe pas de ces artistes, car je crois que je ne pourrais rien leur apporter, sauf Jeanne Mas pour laquelle j'ai beaucoup d'admiration et d'amour. En ce qui concerne Desirless, c'est son ex-secrétaire, je crois, qui l'a prise en main et pour la promo, c'est Annie Markhan qui s'en charge. Jean-Luc Azoulay a cette qualité d'ouvrir sa porte à des artistes qui ne sont pas destinés aux enfants et de leur laisser toutes les libertés.
Pour ma part, j'ai un projet d'album avec Amanda Lear.


Que pensez-vous de Mylène aujourd'hui ?
Depuis que je ne suis plus là, personne ne conseille plus Mylène, mais elle s'en sort bien : le premier album avait fait 400 000 à la sortie et 200 000 ensuite, le deuxième 1 400 000, le live 600 000, le troisième 1 700 000… (la compil Dance Remixes est double or soit plus de 200 000). Avant l'échec du film, je comprends que Mylène ait pu imaginer qu'elle était une 'Elue' et qu'elle ait, comme Jeanne Mas, perdu le contrôle de ce qu'elle était. Le problème, c'est que Laurent aussi était persuadé d'être un 'Elu' et il pensait que rien ne pourrait arrêter leur ascension. Aucun des deux ne pouvait alerter l'autre. On sent que Mylène est toute seule, perdue. Pour le promo du film Giorgino, c'est évident qu'elle et Laurent étaient isolés, entourés de gens incapables de leur dire en face ce qu'il fallait faire, incapables de les prévenir du danger. Comment peut-on dire à une super-star ou à un super-producteur que ce qu'il fait n'est pas bien, à moins d'avoir été débutant avec lui ? Giorgino a coûté très cher. C'est terrible, car c'est quatre ans de boulot et tout l'argent qu'ils ont gagné anéanti. En revanche, je ne m'explique pas pourquoi aucun journaliste n'a signalé les liens de Laurent avec l'Angleterre romantique et surtout avec David Lean auquel il a emprunté toute La fille de Ryan. Toute sa vie a été influencée par ces personnages : pourquoi baptiser Ryan Jones une de ses affaires ? Ryan, parce que La fille de Ryan, et Jones, parce que c'est le nom du capitaine qui tombe amoureux de La fille de Ryan. La société d'édition de Laurent s'appelle Requiem, la société de production discographique Toutankhamon, la société de production cinématographique s'appelle Heathcliff, du nom du héros de Wuthering Heights Les Hauts de Hurlevent, un autre film qui a beaucoup inspiré Laurent. Giorgino est trop long, il n'y a pas matière à en faire trois heures. Le film aurait duré une heure et demi, il aurait marché. La sortie a été reportée deux fois, une fois au printemps, une fois fin août. La promotion à l'automne a été volontairement trop discrète, il ya eu des problèmes de promotion. Celle-ci n'a vraiment commencé que deux semaines avant la sortie et personne n'a vraiment su que le film sortait enfin. Personne n'a eu envie d'aller le voir, car tout le monde pensait que le film ne serait qu'un clip longue durée. En plus, l'attitude distante de Mylène et Laurent est apparue pour de la prétention. Ils ont fait un film tourné en anglais pour qu'il aille dans le monde entier mais n'ont donné que peu d'interviews. Je me souviens d'Hugh Grant, avant le succès de 4 mariages et 1 enterrement. Il avait été contacté pour jouer le premier rôle aux côtés de Mylène, mais il a refusé.


Aujourd'hui, comment Laurent peut-il préparer l'album que Mylène doit contractuellement sortir en mars ? Comment vont être les rapports avec José Covo chez Polydor ?
On raconte que Laurent est en dépression. Même l'histoire privée de Laurent et Mylène ne peut pas ne pas pâtir de cet échec. J'ai croisé Laurent deux fois dans un restaurant depuis la rupture, il ne m'a même pas dit bonjour, je trouve cela triste.
Mylène est prisonnière de son image de fille fragile, romantique, elle ne pourra jamais en changer : ce n'est pas une vamp et c'est mieux ainsi. Je lui ai écrit récemment, je ne l'avais jamais fait depuis le jour de 1990, où elle avait appris que j'avais vendu mon édition. Dans cette dernière lettre, je lui ai dit que je ne l'avais pas vue depuis 4 ans et que j'en souffrais.


Si vous aviez la possibilité de changer votre passé...
Je referais tout de la même façon, car je pense que les passions sont liées aux crises et que les ruptures et les réconciliations sont inévitables. Comme dans la chanson de Dalida : "Si c'était à refaire... je referais tout"


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