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le 2/11/1986

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Elsa Trillat - Interview



    INTERVIEW DE ELSA TRILLAT

    Photographe
    2004
    Fanzine Mylène Farmer Magazine



Interview publiée dans les fanzines Mylène Farmer Magazine en 2004 et IAO en 2005
 

Comme beaucoup de gens, je découvre Mylène Farmer avec Libertine, en 1986. L'univers est hyper intéressant et le clip grandiose. C'est tellement novateur ! J'ai alors vraiment très envie de la rencontrer. Un ami commun, Frédéric Dayan, alors attaché de presse du Palace, célèbre boîte de nuit parisienne, organise un dîner au Privilège, le restaurant du rez-de-chaussée. Quelques stars du moment sont là - Carlos Sotto Mayor, Wadeck Stanczack - mais aussi Richard Anconina et Mylène, accompagnée de Bertrand Le Page, son manager de l'époque. Nous sommes en octobre 1986. Vraisemblablement par timidité, Mylène passe le dîner la tête baissée; elle ne dit pratiquement pas un mot. A la toute fin de la soirée, je vais vers elle. On discute un peu, mais je ne sens pas de feeling particulier. Elle reste tellement timide…


Printemps 1987. Tristana est sur toutes les lèvres. Le clip qui l'accompagne est une nouvelle fois époustouflant. Je suis alors photographe pour Paris-Match et je persuade la rédaction du magazine de faire un sujet sur elle. Mylène n'étant pas encore très connue, ils sont donc assez réticents, mais finissent pas accepter. J'appelle Bertrand Le Page pour lui dire. Il me dit ok, mais me précise qu'elle ne fait des photos qu'avec Christophe Mourthé. Evidemment ça ne me plait pas du tout qu'un autre fasse un sujet dont je suis l'instigatrice. Au final, ils sont ok pour que ce soit moi. On se retrouve donc le premier week-end de juillet 1987 chez Bertrand pour une séance photo. On fait alors la série où Mylène est allongée par terre, faisant des croquis, avec la petite poupée de bois à ses côtés.

Mylène Farmer Photo : Elsa Trillat 1987
Mylène Farmer Juillet 1987 - Photo : Elsa Trillat

Ça se passe admirablement bien. A tel point que Mylène me propose d'aller poursuivre la séance ailleurs. En fait, nous allons à Porchefontaine, à Versailles, où Mylène faisait du cheval quand elle était petite. Elle les a appelé pour savoir si on pouvait avoir un cheval pour des photos; et hop nous voilà sur la route ! A peine arrivée, elle monte à cru sur un cheval. L'animal se cambre. Elle voltige. Je ne sais même pas comment elle a fait pour ne pas tout se casser. Mylène me dit alors : "Il faut que je remonte tout de suite sinon je ne remonterai jamais". Elle remonte aussitôt sur le cheval et on fait notre série de photos.

Mylène Farmer Photo : Elsa Trillat
Mylène Farmer Juillet 1987 - Photo : Elsa Trillat


Un dimanche en famille
A la fin de la séance, Mylène vient vers moi et me demande ce que je fais le reste de la journée. C'est dimanche et je n'ai rien prévu. Elle m'invite alors à passer la fin de l'après-midi avec elle, chez sa mère qui habite dans la maison familiale non loin de là. Je me rappellerai toujours la tête que fait Bertrand à ce moment-là ! A priori, ce genre d'invitation n'est pas fréquent de la part de Mylène. Ils montent alors dans l'Austin Mini blanche de Bertrand; je les suis dans ma Mini bleue et noire. Direction Chaville. On arrive dans la maison. Mylène me présente sa mère, ses deux frères et sa sœur; ils regardent "Starsky & Hutch" à la télé ! Je me rappelle d'ailleurs qu'à un moment, il y a une secte dans cet épisode qui répète inlassablement : "Gloire à Satan, Gloire à Satan", et on se met à danser en cercle autour de la table en les imitant ! Puis Mylène sort le champagne. Et on discute de plein de choses.

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, c'est une famille très unie. Mylène a de très bons rapports avec sa mère. Ceci étant, je me rappelle qu'une fois, sa mère a fait une projection de photos de famille. J'ai vu Mylène bébé, elle était bien costaude. Ravie, Mylène se tourne vers moi et me dit : "Tu vois, quand je suis née, j'ai déchiré les entrailles de ma mère !". Mais bon, je ne me suis pas sentie dans la famille Addams pour autant. La maison est, elle aussi, tout ce qu'il y a de plus normale : grande, avec plein de chambres, vu que c'est là qu'ils ont tous vécu en arrivant du Canada. Je passe un moment merveilleux. Vraiment. Je m'entends particulièrement bien avec Brigitte, la sœur de Mylène et Michel, le cadet de la famille. Je les ai beaucoup revus dans les quelques années qui ont suivi. On aurait pu en profiter pour faire des photos de famille; ça se fait souvent pour Match. Mais Mylène est contre. C'était clair dès le départ. D'autant que la famille est encore assez perturbée par la mort du papa. C'est assez récent. Moins d'un an, je crois. D'ailleurs, je me rappelle qu'en arrivant dans la maison, j'ai vu une sorte de vase au milieu de la pièce principale. J'ai demandé ce que c'était, et Mylène m'a répondu: "C'est mon père". Je reviendrai plusieurs fois dans la maison familiale avec Mylène qui y amène régulièrement son linge sale; elle n'a pas de machine à laver dans son appartement parisien. Je me souviens de parties de ping-pong mémorables dans le jardin; Mylène est extrêmement douée à ce jeu.



Le lendemain, j'envoie les photos au labo. Je les récupère dans la journée. Je demande à Mylène de venir les voir au journal - c'est plus pratique; plus tard, elle 'profitera' de sa position vis-à-vis de moi pour me faire déplacer avec une table lumineuse chez elle. Mylène arrive donc au journal avec Bertrand. Elle regarde les photos. Elle en retire. Je me dis : "Mon Dieu ! Elle n'aime pas". Finalement, elle n'en retire pas tant que ça. Mieux, elle met des croix sur plein de diapos. Quand elle met une croix, c'est qu'elle aime beaucoup. Pour la séance prise chez Bertrand, elle a mis cinq croix à certains ektas; elle est visiblement folle de cette série ! Je crois qu'à partir de là, elle s'est sentie en confiance face à mon objectif. En tout cas, un mois après, elle ne travaille plus avec Christophe Mourthé. Le papier sort dans Match. Dès lors, on commence à s'appeler beaucoup. Et à se voir plusieurs fois par semaine. Mais pas dans les palaces ou les grands restos. Elle n'a pas beaucoup d'argent à l'époque; elle m'explique qu'elle n'a toujours pas touché les royalties pour Libertine parce que ça prend du temps ce genre de choses. Donc c'est plutôt restos chinois. Et McDonald's à fond ! On passe des journées entières chez elle, rue Quincampoix, assises par terre à manger des hamburgers en sirotant du coca, à regarder la télé, et surtout à refaire le monde, avec E.T. sur la tête qui nous pouille les cheveux. On lui donne des feuilles et des stylos, et il fait des dessins. Il est incroyable ce singe; il sait même reboucher les feutres ! Je devrais dire 'elle' d'ailleurs puisque c'est une fille. Quelques mois plus tard, à Noël, Mylène a eu Léon. Elle m'a dit que quand il ferait des bébés avec E.T., elle m'en donnerait un. Ma mère, qui garde déjà mes chats et mon chien quand je pars en reportage, n'est pas vraiment pour ! En parlant de mon chien, Popcorn, une petite célébrité à Paris-Match, je me souviens que Mylène l'aimait beaucoup. Elle n'était pas spécialement fan des chiens. Mais c'était un cocker gold; il était roux comme elle !

     
Le premier reportage sur Mylène paru dans "Paris Match" évoqué dans l'interview - le 24 juillet 1987


A l'époque, quand on n'est pas chez Mylène, on organise des parties de Trivial Pusruit chez Bertrand. Surtout le dimanche après-midi. On hait tous le dimanche ! En fin de journée, pendant que les garçons se prélassent, Mylène et moi sommes de corvée de vaisselle. Imaginez Mylène avec des gants Mapa !
Mylène est fan de Peter Gabriel à l'époque. Elle prend des polaroïds de lui quand il passe à la télé ! C'est aussi la période où elle a un livre fétiche qu'elle tient absolument à me faire voir. Mais j'ai toujours refusé de le regarder. C'est un bouquin de photos de monstres de la nature, du genre des enfants nés avec des écailles de crocodile ! Ça l'intéresse vraiment ! Ou plus exactement, ça l'intrigue. Ce n'est vraiment pas de la curiosité malsaine. Juste une envie de comprendre. Comme une enfant.



Vacances au soleil
Nous sommes en juillet. Mylène me demande ce que je fais pour les vacances : "On a loué une maison avec Laurent (Boutonnat, NDLR) dans le Sud, à la Garde Freinet, tu veux venir ? Y'a plein de chambres !". Ça ne fait pourtant que trois semaines qu'on se connaît vraiment ! Passer un mois ensemble, ça me paraît donc un peu tôt. Pour moi, c'est le meilleur moyen pour qu'on se fâche. Je décline donc l'invitation. En même temps, j'ai vachement envie d'y aller ! Mylène insiste en me disant que je ne suis pas obligée de rester le mois entier. J'ai de toute façon un reportage sur Niagara programmé en Hollande. Mais je me suis arrangée pour enchaîner avec un sujet sur Francis Lalanne tout début août à Saint Tropez, non loin de la Garde Freinet. J'arrive donc une semaine après eux. J'ai loué une voiture aux frais du magazine car ni Mylène ni Laurent ne savent conduire à l'époque. Je me rappelle d'ailleurs avoir donné des cours de conduite à Mylène pendant ces vacances; on s'est pris je ne sais combien de fossés ! E.T. est en vacances avec nous là-bas. Il y a aussi un couple d'amis de Mylène et Laurent. Christophe Mourthé et sa copine passent également quelques jours avant que j'arrive. Michel, le petit frère de Mylène, est là aussi depuis le début. D'ailleurs, je partage la chambre mitoyenne de celle de Mylène et Laurent avec lui. Ce sont des lits superposés, je précise. Laurent n'arrête pas de charrier Michel à ce sujet, en lui disant qu'il aurait intérêt à changer ses draps tous les matins. Le pauvre, il a environ dix-sept ans. Je me rappelle qu'un soir, en discutant dans la chambre, lui sur le lit d'en bas, moi sur celui d'en haut, il me dit : "Je n'ai jamais vu ma sœur comme ça. C'est dingue, vous vous connaissez à peine et elle t'invite dans son intimité de façon naturelle. On dirait que vous vous connaissez depuis toujours."

Je boucle donc mon reportage avec Lalanne vite fait pour rejoindre Mylène, Laurent et toute la clique. Mais quand Francis apprend que j'habite avec Mylène Farmer, il veut absolument venir. Je crois qu'il était fasciné par son personnage – comme tant d'autres. Avec l'autorisation de Mylène, je l'invite donc à m'accompagner à la maison pour faire quelques photos dans le verger. Mylène m'assiste. En fait, elle me déconcentre plus qu'autre chose. Elle s'amuse à jouer les metteurs en espace complètement allumés : "Francis, prends une pêche et fais comme si tu lui faisais l'amour". Lui est totalement à ses ordres. Il serait d'ailleurs bien resté après la séance photo, mais elle ne l'a pas invité. On s'est bien amusés en tout cas.
Et ça s'est confirmé par la suite. J'ai vraiment passé de très bonnes vacances. Souvent seule avec Mylène d'ailleurs car Laurent passait le plus clair de son temps avec un copain à lui, Gilles Laurent. Mylène était d'ailleurs toute contente de me dire : "C'est lui qui a fait la voix de Pinocchio dans le film avec Gina Lollobrigida quand il était petit !". Les deux hommes travaillaient sur le scénario de ce qui, je crois, deviendra Giorgino quelques années plus tard. Ils passaient donc leurs journées dans le bureau pendant que Mylène et moi nous prélassions au bord de la piscine. D'ailleurs, on a laissé tomber le maillot de bain au bout de deux jours ! Je me rappelle qu'on mettait souvent la radio au bord de la piscine. Un matin, Déshabillez-moi de Juliette Gréco est passé et j'ai commencé à faire un petit striptease au bord de la piscine pendant que Mylène était dans une chaise longue. On a bien ri. Mylène reprend la chanson quelques mois plus tard sur l'album Ainsi soit je…. Avant cela, elle le chante à l'Opéra pour les Oscars de la Mode. C'est en octobre 1987. Si vous connaissez les images, vous savez qu'on voit son sein qui dépasse à un moment. Mylène en était malade !


Elsa Trillat Mylène Farmer 1987
Elsa Trillat et Mylène Farmer - Eté 1987


Naissance d'un tube
Mais revenons sur la Cote d'Azur. Pendant ces vacances, on a pas mal roulé en voiture avec Mylène. D'ailleurs, je me rappelle que je mettais tout le temps de la musique, en particulier une compil de Marie Laforêt, Les cornichons de Nino Ferrer sur lequel on s'éclate comme des folles, et surtout Sylvie Vartan que j'aime depuis que je suis toute petite. Notamment Comme un garçon. Elle me dit alors que petite, elle avait les cheveux courts et que tout le monde la prenait pour un garçon et que, pour que la confusion soit encore plus troublante, elle se mettait souvent un mouchoir au creux du pantalon. Plus tard, je lui demande si elle prévoit une nouvelle chanson pour bientôt. Elle me répond immédiatement : "En tout cas, j'ai déjà le titre et ça va te faire plaisir : "Sans contrefaçon, je suis un garçon". Tu m'as tellement bassiné avec ta Sylvie Vartan !". Le titre sera finalement raccourci. Pour les couplets, on s'est mis au bord de la piscine avec un dico de synonymes et elle m'a dit : "Tu vas voir comment on écrit une chanson !". Et on a commencé à faire rimer les mots. Ça s'est enchaîné très vite ! En une demi-heure, on avait inventé son prochain tube. Le soir même, Laurent qui avait apporté un petit synthé, voit les paroles; en quelques minutes, il trouve l'accroche musicale sous nos yeux ! Pour la voix de l'intro, "Dis maman, pourquoi je suis pas un garçon ?", c'est un petit clin d'œil à un private joke entre Mylène et moi. En fait, quand on descendait au bourg pour faire quelques courses, et notamment le coca, notre drogue à toutes les deux, je défiais Mylène la timide de s'adresser à la vendeuse de l'épicerie avec cette voix de gamine. Et elle le faisait ! Imaginez la parlant à l'épicière avec la voix de l'intro de Sans contrefaçon : "Bonjour madame la marchande de légumes de poireaux" ! C'était tordant. En feuilletant les magazines, notamment Elle, on a repéré un costume à carreaux et un costume à rayures. Mylène a aussitôt dit à Bertrand, son manager, que c'était ce qu'elle voulait pour les visuels de Sans contrefaçon.


Mylène est remontée sur Paris avec moi, dans la voiture de location. E.T. a fait tout le voyage sur mon épaule. Tous les gens qu'on croise nous regardent; Mylène ne comprend pas trop pourquoi. Comme si c'était si commun de se balader avec un singe dans une voiture ! A un moment, je dis à Mylène : "C'est bizarre, je sens comme un truc mouillé dans le dos". Je m'arrête dans une station service pour prendre de l'essence. Je vois alors que le dossier de mon siège est recouvert d'un truc vert et collant. J'en ai aussi plein dans le dos. Cette 'saleté' d'E.T. s'est vidée sur moi ! Mylène est morte de rire.


De retour sur Paris, Mylène enregistre Sans contrefaçon. Puis, on fait les photos pour la pochette du 45 tours. Mylène souhaite poser sur des voies de chemin de fer désaffectées, avec mon chat, Malcolm, un chartreux adorable. Elle se voit bien en noir& blanc ou en sépia, lookée façon gamin de Paris à la Poulbot. Finalement, on fait des clichés en studio avec son costume à rayures et avec celui à carreaux. C'est le premier qui aura les honneurs de la pochette.

Mylène Farmer Photo Elsa Trillat 1987
Mylène Farmer - Photo : Elsa Trillat - 1987 -  Pochette du single Sans contrefaçon



Ainsi soit Nous
En octobre, Mylène et Laurent préparent le tournage du clip de Sans contrefaçon, prévu pour décembre. Hélas, à ce moment-là, je suis rattrapée par des problèmes de santé. Le 19 octobre, je les appelle pour les prévenir que j'entre en dialyse; Mylène se fait alors mouler le visage pour la fabrication de sa marionnette qui servira pour le clip. A peine rentrée, elle me rappelle pour me parler et m'assurer de son soutien. Pendant dix jours, je suis hospitalisée pour les examens d'usage. Quelques-unes des vedettes que je photographie régulièrement pour Match me rendent visite : les Niagara, Vanessa Paradis qui m'offre un synthétiseur,…

C'est une période pendant laquelle Mylène et moi nous rapprochons encore plus car elle vient quasiment tous les jours prendre le relais de ma mère pour m'aider à manger et me tenir compagnie. Quelques jours avant la sortie de  Sans contrefaçon, elle m'apporte les éditions 'Or' promotionnelles du 45 tours. Quelle fierté de voir ma photo ! Elle m'appelle aussi tous les soirs, histoire de papoter avant de dormir. Un soir, elle me dit qu'elle vient d'écrire un texte en une demi-heure pour son prochain album. Elle me le lit au téléphone. C'est Ainsi soit je…. Elle écrit la plupart des titres de son prochain album pendant cette période et me tient au courant quotidiennement de son avancée.

Plus j'y pense, plus je me dis que l'album Ainsi soit je…, c'est le nôtre. Bien sûr, je n'ai pas écrit les chansons, je ne les ai pas chantées non plus. Mais je me suis sentie impliquée dans le processus de sa création. J'ai vraiment le sentiment d'avoir eu une influence sur la direction qu'il a prise. Notamment Sans contrefaçon ou la reprise de Déshabillez-moi. Une fois, Brigitte, la sœur de Mylène, m'a dit que Sans logique, c'était pour moi. Est-ce vraiment le cas ? Si oui, c'est Mylène qui est, à la fois satanique et angélique, mais c'est à moi qu'elle crèverait volontiers les yeux d'un coup de ciseau !


Décembre 87. Comme prévu, j'entre en dialyse. Mylène est très contrariée car elle doit partir à Cherbourg pour tourner le clip de Sans contrefaçon. Elle ne souhaite ni me forcer à venir ni me l'interdire. Elle pense simplement que ça va m'affaiblir. Elle a raison. C'est donc la mort dans l'âme que je renonce à aller prendre les photos du tournage. Quel dommage : Sans contrefaçon, c'est un peu notre truc à tous les trois, Laurent, Mylène et moi. Pour l'anecdote, je me rappelle qu'au début, Mylène voulait que l'histoire du clip tourne autour d'un camp de concentration; comme j'étais très maigre, elle m'avait dit qu'elle aurait un rôle pour moi !


En janvier, elle m'annonce toute fière l'avant-première du clip au Max Linder, un cinéma parisien. Une projection de presse. Rendez-vous à 11h00. Elle veut que j'y sois. Mais je suis en dialyse toute la matinée donc ça me paraît compromis. Mylène est assez triste. Le jour venu, je fais le forcing auprès de mes médecins qui acceptent exceptionnellement de me laisser sortir une heure avant. Je prends un taxi. J'arrive sur place. Mylène me voit. Toute contente, elle dit : "C'est bon, Elsa est là, on peu commencer !". J'avoue être assez flattée par la remarque. La projection commence. A la fin, Mylène voyant que je ne peux applaudir – j'ai le bras gauche bandé suite aux dialyses – prend ma main droite et tape dedans avec sa main gauche; on applaudit comme des sœurs siamoises. On sort du Max Linder vers 14h00. On a hyper faim. Je propose à Mylène de manger des sushi; elle n'en a pas trop envie. Je lui dit : "Fais-moi confiance. Je suis sûre que tu vas aimer". Direction Osaka, vers la Comédie Française. Là, elle tombe amoureuse des sushis. Je lui aurai au moins laissé ça. Les semaines passent. Mais je vais toujours me faire dialyser trois fois par semaine. Je décide de vendre ma voiture. Mylène veut me la racheter. Elle n'a même pas le permis ! "Mais je l'adore tellement ta Mini ! J'apprendrai à conduire !". Finalement, le concessionnaire me reprend la voiture quand j'en rachète une nouvelle. Mylène est très énervée. Ça me fait rire.


Les photos de la pochette de l'album Ainsi soit je… sont shootées début février chez Bertrand Le Page. Je vais chercher Mylène chez elle, rue Quincampoix. Elle sort avec des bigoudis sur la tête et sa poupée sous le bras; c'est surréaliste ! On fait l'essentiel des photos devant un grand miroir : une première série où elle se regarde dans la glace et une autre où elle se retourne vers moi. L'électricité saute à trois reprises car je travaille uniquement au tungstène, jamais au flash; c'est une lumière permanente qui donne une image plus dorée, mais qui consomme beaucoup. En plus, la radio reste branchée pendant toute la séance. Je me souviens d'ailleurs que c'est l'époque où François Feldman commençait à cartonner fort; son nouveau single passe à la radio, Mylène me regarde et me dit : "Tu vas voir que ce truc va finir N°1 !". Elle n'a pas eu tort. Bref. Je fais développer les photos. On les regarde. Mylène choisit exclusivement celles où elle se regarde dans le miroir. Laurent et moi, on préfère les autres. En fait, comme tout le monde, Mylène ne connaît d'elle que l'image qu'elle se renvoie dans un miroir, donc elle se reconnaît mieux dans celles-là que dans les autres. Finalement, on a le dernier mot avec Laurent.

Mylène Farmer Photo Elsa Trillat 1988
Mylène Farmer - Photo : Elsa Trillat - 1988 - Pochette de l'album Ainsi soit je...


En mars 1988, sort l'album Ainsi soit je…. Je craque tout particulièrement sur L'horloge. Je dis à Mylène qu'elle devrait le sortir en 45 tours. Elle ironise sur le fait qu'on serait les seules à l'acheter ! A la même période, elle déménage de la rue Quincampoix à la rue de Monceau. Je vis alors chez mes parents, place de la République Dominicaine, de l'autre côté du parc Monceau. Autant dire qu'on devient alors voisines et qu'on se voit encore plus - si possible vu qu'on se voit déjà quasi quotidiennement ! Son nouvel appartement est immense : 300m2 pour elle et Laurent ! Presque une pièce entière est transformée en cage géante pour E.T. et Léon. Maintenant, il faut le remplir cet appart ! Car Mylène n'a presque rien gardé de Quincampoix. Je lui propose alors d'aller chercher l'essentiel. On part donc faire quelques courses aux Galeries Lafayette. Nous voilà dans ma nouvelle voiture. Mylène à côté de moi, les pieds sur le tableau de bord. Elle s'étonne alors que tout le monde nous regarde. Je lui dis : "T'as vu comment t'es habillée ?". Mylène n'a rien trouvé de mieux que de s'habiller avec le costume à carreaux des télés de Sans contrefaçon, casquette y compris. Pour passer inaperçue, c'est raté ! Elle ne se rend pas compte que son disque fait un carton et que tout le monde l'identifie très bien… On est passé par le Monoprix pour prendre des produits ménagers. Mylène ne s'y connaît pas trop donc je lui dis de prendre conseil auprès d'une vendeuse. Elle n'ose pas. J'y vais. La vendeuse me demande si c'est bien Mylène Farmer. Je lui dis que oui. Elle souhaite alors annoncer au micro que Mylène est dans le magasin. Je lui déconseille vivement et éclate de rires.


Le 14 mars, jour de mon anniversaire, alors qu'elle est encore dans les cartons, Mylène m'invite à passer une nouvelle soirée dans son appart. Elle m'apporte alors un grand carton : "Laurent et moi, on a un petit quelque chose pour toi". J'ouvre. Je reconnais le visuel de la pochette de Sans contrefaçon. C'est le disque d'or pour plus de 500 000 ventes, avec mon nom inscrit en toutes lettres.


De mon côté, je suis toujours en dialyse à ce moment-là. A ce sujet, Mylène me dit un truc très touchant. Un soir, on va dîner chez Osaka toutes les deux avant d'aller chercher Laurent qui bosse alors sur un truc non loin de chez moi. Lors de ce dîner, Mylène me demande : "Où puises-tu toute ton énergie ? Je n'en ai pas un quart ! Malgré tous tes ennuis de santé, t'as toujours la pêche ! Tu veux pas m'en donner un petit peu ?". J'adorerais qu'elle me répète ça aujourd'hui que je suis à nouveau malade. Je suis tellement épuisée que ça me ferait un bien fou.


Le 9 mai, je fais une nouvelle dialyse. Une de plus ! Quand je repars chez moi, je me dis que c'est la dernière. J'en peux plus. L'après-midi même, j'apprends qu'un rein est disponible et que je vais pouvoir être enfin transplantée sur le champ ! Immédiatement, j'appelle Mylène pour la prévenir; elle m'encourage en faisant un peu d'humour pour dédramatiser le truc. Après l'opération, j'apprends par Suzanne, la femme de ménage de ma mère, qui travaille aussi chez Mylène, qu'elle a annulé tous ses rendez-vous et qu'elle est restée prostrée toute la journée près du téléphone à attendre de mes nouvelles ! Je suis hospitalisée pendant dix-sept jours. Bénédicte, la sœur de Laurent, qui travaille à la Pitié où je suis hospitalisée, me rend visite tous les jours. Je suis très touchée. Malheureusement, pendant ce temps, Mylène part au Maroc - pour une émission de télé, je crois - puis tourne le clip de Ainsi soit je… près de Paris. Laurent m'informe qu'ils font une projection de la vidéo au Studio 13 le lendemain de ma sortie de l'hôpital et m'invite à y aller sans prévenir Mylène pour lui faire une surprise. J'arrive, et là, elle ne me voit pas tout de suite tant elle est entourée. La projection passe. Ce n'est qu'après qu'elle me remarque. On se jette dans les bras l'une de l'autre. Et là, elle me dit : "Elsa, tes yeux ont changé. Y'avait la mort avant, et maintenant y'a la vie".

Malgré cette magnifique phrase, quelque chose s'est cassé entre nous ce jour-là. Ce qui m'a énervée, c'est cette cour autour de Mylène : "Oh regarde Mylène, je suis habillé comme toi !". Je n'ai jamais pu supporter ce genre de choses. Je ne parle pas du public, mais des danseurs, maquilleurs, coiffeurs qui se sont mis à la copier et à la coller. Je lui ai dit mille fois de ne pas marcher dans ces trucs-là, que c'était le genre de trucs qui pouvaient rapidement lui faire péter un câble. Dès qu'ils étaient tous là à tournoyer autour d'elle, elle devenait complètement différente; elle faisait sa reine - ce qu'elle fera de plus en plus après. Ça a été l'élément déclencheur de notre 'rupture'. Je ne retrouvais plus ma marchande de légumes de poireaux…



La rupture
Un mois après, on fait une séance photos avec des loups. Bertrand Le Page organise ça dans une sorte de zoo en province, vers Le Mans; ça s'appelle La Flèche je crois. Mylène porte une superbe robe verte en velours à la Scarlett O'Hara. Elle entre dans le domaine des loups avec un dresseur et se retrouve avec un loup et une louve. Moi je reste de l'autre côté de la barrière et je shoote. Pour ne pas être dans le champ, le dresseur s'éloigne, tout en conseillant à Mylène d'être plus proche du mâle qui est plus calme. Sa robe, le loup, les rochers dans le fond: c'est magnifique. Mais soudain, la femelle, folle de jalousie, se jette sur Mylène et l'attrape par les cheveux. Heureusement, le dresseur est suffisamment rapide pour que ça n'aille pas plus loin. Je développe les photos. Elles sont belles, mais elles ne paraîtront jamais nulle part - c'est Mylène qui les a aujourd'hui je crois. En fait, je ne sens plus le truc: je ne reconnais plus Mylène. Pour moi, il y a clairement un avant et un après Sans contrefaçon. Les gens ont commencé à devenir hystériques avec Mylène à partir de ce titre, et plus généralement du deuxième album. Et Mylène a commencé à changer. J'ai connu ça avec d'autres stars avec qui j'étais copine et que je n'ai plus reconnues au bout d'un moment - Sophie Marceau (dont j'ai fait rentrer son frère Sylvain à la maquette de Match), Emmanuelle Béart (avec qui j'ai fait mon déménagement),… Il n'y a guère que Sandrine Bonnaire qui soit restée la même. Mylène ne sortait plus sans sa cour; ils étaient tous habillés comme elle, ils parlaient comme elle - j'ai trouvé ça ridicule !

Le jour où je vais chez elle pour lui montrer les photos avec les loups, on est tranquilles et, tout à coup, sa bande de copier-coller déboule. Je quitte rapidement les lieux tellement je trouve ça insupportable. Arrivée en bas, je monte dans ma voiture et j'éclate en sanglots; je comprends que ce ne sera plus jamais pareil. Je rentre chez moi. Je prends le téléphone et j'appelle Mylène. Je lui dis très exactement ce que Sophie Marceau m'a dit deux ans avant : "Je t'appelle pour te dire que je n'ai plus envie de te revoir." On parle longuement. Je lui explique clairement que je ne supporte pas de voir comment elle évolue au contact de ses adorateurs : "Tu ne vois pas qu'ils sont faux, qu'ils jouent un rôle ?!". Elle me répond qu'elle en a tout à fait conscience et me conseille d'aller dormir, persuadée qu'on y verra plus clair après. Le lendemain, je reçois un coup de fil de Bertrand au journal : "Elsa, je ne veux pas savoir ce qui se passe entre Mylène et toi, mais elle m'a appelé à 5 h du matin complètement affolée, n'arrivant pas à dormir. Alors, appelle-la tout de suite et dis-lui que vous allez vous revoir !". Je m'exécute. Elle décroche le téléphone et me coupe rapidement la parole : "J'ai réfléchi. Je crois que tu as entièrement raison. Ne nous voyons plus !". Elle est en revanche d'accord pour continuer à faire des photos ensemble. Ça me paraît difficile à gérer, mais il était prévu de longue date qu'on aille au Canada deux ou trois semaines après pour faire un reportage dans sa maison d'enfance. Un calvaire !


Déjà, on ne voyage pas ensemble dans l'avion. Arrivées à Montréal, on loge dans le même hôtel, mais on ne se parle pas. J'apprends qu'elle organise une sushi-party dans sa chambre pour elle et sa cour. Je n'y suis pas conviée. Pour faire souffrir, c'est la reine ! Quand il s'agit de louer une voiture pour aller jusqu'à la ville où elle a passé son enfance, Bertrand me dit que c'est à moi de la payer. J'ai beau lui expliquer que je n'ai que du liquide et pas de carte bancaire sur moi, ça n'y change rien. Je suis donc contrainte de donner tout mon argent pour la voiture. Je n'ai dès lors plus un centime pour le reste du séjour, y compris pour manger. L'horreur ! Le pire, c'est que, de retour à Paris, Bertrand m'appelle pour me dire que Mylène ne veut pas que les photos soient diffusées, sans même les avoir vues ! Contrainte par le magazine qui a investi dans le reportage, j'en ai finalement passé une dans Match. De toute façon, je les trouve moches ces clichés; on sent que ni elle ni moi n'avions envie de les faire.

Mylène Farmer 1988 Photographe : Elsa Trillat
Mylène Farmer au Québec en 1988 - Photo de Elsa Trillat évoquée dans l'interview et publiée dans Paris-Match en 1988


A partir de là, plus de nouvelles. J'ai beau écrire des lettres, je n'ai jamais de réponse. Nous sommes à la fin de l'été 1988. Je n'ai plus jamais revu Mylène depuis. Sauf une fois, en 1991, à l'aéroport de New York. Je suis avec Emmanuelle Béart. On fait la queue en file indienne pour embarquer dans le Concorde. Emmanuelle se retourne et me chuchote : "C'est pas Mylène Farmer juste derrière toi ?". Je regarde dans le miroir, et qui je vois, la tête baissée ? Mylène ! On avance doucement vers la porte de l'avion. A un moment, j'ai le courage de me retourner et de lui dire bonjour. Elle me répond poliment, juste poliment. En revanche, elle salue Emmanuelle avec enthousiasme. Puis on s'installe dans l'avion. Emmanuelle me dit d'aller lui parler : "C'est trop bête. Vous êtes dans le même avion". Je me lève, je traverse l'allée. Hélas, elle est du côté hublot. Je peux difficilement me mettre sur les genoux de son voisin pour aller lui parler. D'autant qu'à chaque fois que je passe, elle fait en sorte de regarder le paysage. Et quel paysage ! Y'a beaucoup de choses à voir quand on est en Concorde ! Tant pis. Arrivée à Roissy, je laisse mon chariot à bagages à Emmanuelle et je vais la voir. Je lui demande si on peut aller déjeuner ensemble un jour prochain. "Non". Juste boire un café alors ? "Non". Je lui explique que ça fait trois ans, qu'on a changé depuis. Et là, elle me regarde droit dans les yeux à travers ses petites lunettes bleues et elle me dit : "Changé ? Pourquoi veux-tu qu'on change ? J'ai eu trop de mal à la tourner, cette page, je ne peux pas revenir en arrière." Elle reste gentille et douce dans sa façon de me parler, mais ça n'en fait pas moins mal. Puis Laurent arrive pour la chercher...


L'année suivante, je la croise dans un supermarché de Santa Monica, à Los Angeles. Je suis avec une collègue de Paris-Match qui me déconseille d'aller lui parler, m'assurant que, Mylène logeant chez une connaissance, elle irait prendre la température. Elle me confirme rapidement que Mylène ne souhaite pas spécialement me voir. En revanche, elles deviennent copines toutes les deux. Quelques jours plus tard, je tombe malade. Ma collègue m'accompagne à l'hôpital. Elle appelle Mylène pour la prévenir de ce qui se passe car elles devaient dîner ensemble ce soir-là. Et là je réalise que Mylène se souvient de tout car elle pose des questions très précises du style : "Combien a-t-elle de créatinine ?",… Elle propose même de prévenir un médecin français qu'elle connaît sur Los Angeles. J'ai trouvé ça très touchant. Vraiment ! C'est le dernier contact que j'ai eu avec Mylène, fût-il par procuration.


Il y a deux ans, dans une station de ski près de St Gervais, Le Betex, je descends du télésiège et je tombe nez à nez avec Laurent. Il est avec un couple d'amis. Il n'a pas changé d'un iota. Je lui demande s'il se souvient de moi. Il me répond : "Oui, bien sûr !". Je lui propose qu'on prenne un verre à la station le soir même ou le lendemain. Il est ok. Je ne l'ai jamais revu.


Mylène reste présente dans ma vie de tous les jours. J'observe son chemin et je lui garde une place dans mon cœur. Nine, ma petite nièce de cinq ans, commence à prendre le relais. Elle a adoré C'est une belle journée. Pour elle, Mylène Farmer c'est la plus belle du monde ! Ça me fait plaisir de voir que Mylène arrive à séduire encore une nouvelle génération.


Au-delà des disques et des photos, Mylène m'a laissé en souvenir une chouette en terre qu'elle a faite elle-même. Elle adorait les chouettes. Elle disait que ça portait bonheur...



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