Compositeur,
arrangeur...
Eté 2005
Fanzine MF et vous (HS)
Que faisiez-vous jusqu'en
1984, date à laquelle on
retrouve votre nom sur la pochette de Maman a tort ?
J'ai commencé par faire une petite carrière comme
chanteur avec mes propres compositions et arrangements. C'est
comme ça que j'ai appris à écrire une
partition d'orchestre et la faire jouer par des musiciens en
studio. Il n'y avait pas encore à cette
époque de machines ni d'ordinateurs. L'arrangement,
c'est
ce qu m'intéressait le plus dans la musique.
Écrire et faire jouer ce qui nous a traversé la
tête par des musiciens talentueux, voilà une
grande
réjouissance. Ensuite, j'ai rencontré Yves Simon
avec qui j'ai travaillé sur dix albums, depuis Aux
pays des merveilles de Juliet jusqu'à Amazoniaque. J'ai
mis ma carrière de chanteur en
veilleuse et j'ai participé en tant qu'arrangeur
à de nombreux albums pour des artistes extrêmement
divers.
En dehors d'Yves, l'arrangement que je
préfère de cette époque est Pierrot, la chanson
de Renaud sur l'album Ma
gonzesse. J'ai également composé des
albums de
musique instrumentale et quelques autres chansons. En 1977, j'ai
sorti chez Polydor un album chanté, Très flou,
vent fou, qui me ressemblait assez musicalement. J'avais
déjà dans ces sessions des musiciens comme Slim
Pezin,
Jannick Top, etc. Je crois qu'il n'y a que Jean-Bernard
Hébey (RTL) qui aimait cet album où les titres
étaient enchaînés. Il y avait une mise
en
scène sonore, comme un film de cinéma.
Sur la pochette de Maman a tort, on lit cette
mention : "Le studio Matin calme (JC Dequéant)".
Pouvez-vous nous parler de ce studio d'enregistrement ?
À un certain moment, à la fin des
années 70, une crise a
secoué le métier. Les arrangeurs n'avaient plus
de
travail, les chanteurs s'entouraient de quelques musiciens et
avaient des velléités de réalisation.
L'arrangeur était un créateur de trop qui pouvait
trahir l'œuvre de l'artiste. Je devais trouver une
solution de survie. Après des années à
travailler
dans les plus grands studios, j'ai décidé
d'ouvrir une petite structure avec, cependant, un matériel
de base professionnel (magnétophone 24 pistes,
périphériques divers, piano à queue,
synthétiseurs, etc.). À l'époque, ce
matériel était extrêmement
coûteux et
j'ai dû investir en m'endettant assez gravement.
J'aimais tellement ce métier que je sacrifiais et
fragilisais la vie de ma famille. J'ai réussi cependant
à continuer de travailler avec cet instrument-studio pendant
10
ans. J'ai deux filles originaires de Corée, j'ai
donc décidé de nommer mon studio "Le Matin
calme". La Corée étant appelée le pays
du Matin calme, pour ceux qui ne le sauraient pas !
Comment avez-vous
rencontré Mylène Farmer et Laurent Boutonnat ?
Un jeune éditeur manager qui connaissait mon parcours et
m'appréciait m'a présenté deux jeunes
auteurs compositeurs, Jérôme Dahan et Laurent
Boutonnat.
Ceux-ci cherchaient quelqu'un comme moi pour maquetter un titre
et recherchaient une artiste pour le chanter. Cette chanson
était Maman
a tort. J'avais
rarement rencontré dans ce milieu des jeunes aussi
sympathiques,
doués et déterminés. Nous avons
enregistré
le play-back de la chanson. J'avais à
l'époque un des premiers synthés « ARP
Odyssée » avec lequel je fabriquais beaucoup de
sons. Maman a
tort en est l'exemple. Ensuite, ils ont
recherché la chanteuse et après un essai
infructueux,
j'ai vu arriver, accompagnant Jérôme et Laurent,
une
jeune fille très jolie, timide, respectueuse et
très
gaie. La voix était étonnamment
présente et elle
riait après chaque prise en s'écoutant.
C'était un vrai plaisir pour tout le monde. On a su
instantanément que ce serait elle et personne d'autre qui
chanterait.
Êtes-vous
intervenu sur la prise de son et le mixage de chaque
chanson jusqu'à Libertine, puis de tout
l'album Cendres de
lune ?
Absolument. Après Maman a tort, il y
a eu On est
tous des imbéciles, puis l'album Cendres de lune,
où Laurent et
Jérôme se sont séparés. J'ai
présenté le guitariste Slim Pezin, ainsi que les
choristes et le saxophoniste Alain Hattot à Laurent. Je
connaissais à peu près tous les très
bons
musiciens de studio, j'en avais employé beaucoup dans mes
arrangements. La rencontre avec Slim a été un
grand
moment quand il s'est mis à jouer comme un fou sur sa
guitare le rythme de Libertine.
Un grand moment !
Ensuite, nous avons mixé la bande au studio du Palais des
Congrès. J'étais aux commandes des machines et
Laurent avait l'inspiration et la production talentueuse. Je
n'ai jamais été aussi heureux dans cette
profession
qu'à ces moments-là.
Quelle a
été la genèse de L'amour
tutti frutti
(ndlr : premier titre composé par
Déquéant qui servit de "matrice" à Libertine) ?
J'ai composé cette musique en 1984 dans ma maison de
Normandie que j'avais alors. Dès les premiers accords et
les premiers bouts de mélodie, j'ai pensé que je
tenais quelque chose de fort. J'ai maquetté et
structuré la musique dans mon studio et je l'ai
montrée à un ami auteur, Georges Sibold, qui a
posé dessus un texte assez glamour L'amour tutti
frutti. Nous avons cherché une
chanteuse-comédienne car, dans notre esprit, cette chanson
devait être autant jouée que chantée.
Après
avoir fait notre choix, nous avons finalisé la maquette.
L'esprit en était très rock music. Et puis nous
avons cherché une maison de disques. Mais nous n'avons
hélas essuyé que des refus.
Comment cette musique
est-elle devenue Libertine ?
Laurent, Jérôme et Mylène, qui
travaillaient avec
moi depuis 1982, connaissaient cette chanson et l'aimaient
beaucoup. Eux pensaient qu'elle pouvait être un carton !
Très gentiment, ils m'ont aidé en la montrant
à leurs connaissances des labels. Les gens semblaient
s'accorder sur le sentiment que ce titre était
très
fort, néanmoins un petit quelque chose manquait pour
concrétiser. J'étais, je l'avoue, un peu
découragé. Quand Laurent a pris seul les rennes
de la
carrière de Mylène, l'équipe venait de
signer chez Polygram et devait enregistrer un album. À
l'époque, ils n'avaient aucun titre d'avance.
Laurent est un garçon à la
créativité
instantanée, aussi il ne paniquait pas pour autant. Puisque
la
musique de "Tutti frutti", par la force des choses,
était disponible, il m'a demandé de la faire
chanter par Mylène à condition de changer le
texte qui,
bien qu'étant de qualité, ne correspondait pas
à ce qu'il voulait faire passer de l'image de
l'artiste. Le gimmick instrumental est devenu le refrain "Je je suis
libertine, etc.", j'ai rajouté une
musique de couplet "Cendres de lune, petite bulle
d'écume, etc.", la musique du premier pont a
été supprimée et celle du
deuxième pont
gardée. L'arrangement qui était rock est devenu
plus pop, correspondant mieux au goût de Laurent. Il a
écrit le texte au fur et à mesure de l'avancement
du play-back et Mylène chantait les petites bouts de textes
concoctés par Laurent, en changeant sur place ce qui
n'allait pas. Comme à ma première impression de
compositeur, Libertine
nous a paru à tous
très fort.
Pensiez-vous que des
paroles aussi coquines étaient adaptées
à votre musique ?
Pour être franc, j'étais presque choqué
et
j'avais peur que ce texte provoque un refus des médias.
Mais Laurent est un ouragan dans sa façon de convaincre et
j'avais de l'admiration pour son talent multiforme, ce qui
fait que je lui ai fait confiance. D'autre part,
l'interprétation de Mylène éclairait
de
façon convaincante l'esprit du texte.
Il a fallu plusieurs
semaines pour que la chanson fonctionne. Quel a
été selon vous l'élément
déclencheur de ce tube ?
Déjà, le choix d'Alain Lévy, le
président de Polygram à l'époque, de
choisir Plus
Grandir en premier single a bien failli
faire
capoter définitivement cet album et la carrière
de
Mylène avec. Nous étions fous de rage de cette
erreur.
Pour nous tous, Libertine
était la
locomotive et
quand enfin le single est sorti, vu l'échec du
précédent, ce n'était pas
évident que
ça marche. Les conseils de management de Bertrand Le Page,
et
bien entendu principalement le clip réalisé par
Laurent,
ont contribué à donner le coup de projecteur qui
manquait
jusque-là. À la rentrée de septembre
1986, les petites
copines de ma fille cadette, qui était en maternelle,
chantaient Libertine.
Ça m'a fait un
drôle
d'effet !
Quelles
étaient les réactions de Mylène,
Laurent et Bertrand Le Page ?
Heureux, affairés, très professionnels, soignant
chaque
détail. Nous nous entendions bien à
l'époque. Je sentais une harmonie certaine entre nous.
Sentiez-vous à
l'époque que la carrière de Mylène
venait d'amorcer un tournant ?
Pour moi, c'était une nouvelle
génération de
gens aux talents évidents et surtout aux
possibilités
multimodales. Ils avaient une volonté de fer. Sans
être
devin, on pouvait deviner qu'ils iraient loin.
Après Libertine, on ne vous voit plus participer
à l'aventure Farmer. Fort de ce succès,
étiez-vous demandé pour d'autres projets
artistiques ?
Hélas, mon plus cher désir était de
m'investir encore plus en profondeur dans cette aventure.
Malheureusement, l'égocentrisme de chacun entre en action
dans ces moments de haute tension. J'étais
persuadé
d'avoir apporté quelque chose de décisif
à
cette équipée artistique et je ressentais mal le
fait que
Laurent et Mylène ne fassent jamais mention de mon apport.
Quant
à Laurent, il devait prouver qu'il était capable
lui-même de fabriquer des tubes aussi forts que Libertine. Je lui
ai dit ce que j'avais sur la conscience et il a
eu l'opportunité de poursuivre ailleurs le travail en
rencontrant Thierry Rogen. La suite lui a donné raison
puisqu'il y a eu d'autres chansons formidables nées
de son cerveau et de celui de Mylène. J'ai par exemple une
grande admiration pour une chanson comme Désenchantée
ou C'est une
belle
journée. Pour finir de répondre
à votre
question, j'ai beaucoup composé ensuite et j'ai des
musiques qui n'ont pas trouvé la bonne équipe,
texte et interprète, et qui ont donc
été
inemployées. J'ai continué à faire des
réalisations pour divers artistes. J'ai
été
victime également de mauvais coups (artistiques, bien
entendu)
et peu à peu j'ai décroché,
lassé par
un métier qui ne me satisfaisait plus.
Avez-vous eu des regrets
de ne plus avoir continué votre collaboration avec
Mylène ?
Au-delà de l'argent que ça a pu rapporter, je
regrette surtout la créativité, le bonheur que
j'avais de travailler avec des gens que
j'appréciais, plus que beaucoup d'autres dans ma
carrière, et l'apport très différent
de ma
pensée artistique qui aurait pu enrichir (artistiquement !)
et
différencier un peu plus la carrière de
Mylène.
Encore une fois très modestement, puisque cette
équipe se
passe fort bien de moi.
En dehors de vos droits
d'auteur, que ressentez-vous lorsque vous entendez la chanson passer
à la radio ?
C'est comme un enfant qui a réussi sa carrière ou
sa vie. Je suis son papa et j'en suis fier, même si cet
enfant ne vient plus me voir...
Pouvez-vous nous parler
de la genèse de la reprise de Libertine
intitulée Bad
girl et qui
n'a jamais été commercialisée ? Qui a
écrit les paroles ? Savez-vous pourquoi elle n'a jamais
été mise en vente ?
J'ai enregistré la voix de Bad girl au
Matin calme, peu après le début du
succès de Libertine
et j'ai fait le premier mixage qui
n'était pas bon. Le différend avec Laurent
était patent et je n'ai plus suivi de près cette
version. Je ne me souviens plus du nom de l'auteur de la version
anglaise de Libertine.
Je pense qu'au final, le
résultat n'était pas excellent et qu'il
valait mieux ne pas sortir ce disque. Les artistes français
ont
généralement beaucoup de mal avec les versions
anglaises
et il vaudrait mieux refaire tout par une bonne équipe du
cru,
avec un vrai coaching du pays pour la voix. Les artistes
français chantent mal l'anglais. Il en est
d'ailleurs de même dans l'autre sens, mais le rapport
économique n'est pas le même. Cependant, rien ne
m'empêchera de penser que Libertine
pourrait être un tube à l'échelle
mondiale.
Laurent y a certainement pensé !
Mylène est
devenue une immense star. Avez-vous suivi son évolution ?
Bien entendu, de très près. Je n'aime pas toutes
ses chansons car comme professionnel, j'y vois les failles et je
ne sais jamais rester un innocent auditeur, mais j'en aime
beaucoup. Sans flagornerie, je pense qu'il y a peu
d'artistes dans notre pays capables d'avoir eu
l'intelligence de ne pas faire d'erreurs dans le
déroulé de la carrière, d'avoir su
approfondir un style de façon très
professionnelle et
d'avoir travaillé sans faiblesse aussi bien sur les
spectacles, les clips, les textes, la musique, au prix de grands
sacrifices de vie et de liberté, je suppose. Ce qui fait que
sur
la durée, le public ne se lasse pas comme pour tant
d'autres artistes doués mais fainéants.
Que vous inspire
l'évolution de la musique de Laurent Boutonnat ?
En tant que musicien, j'ai beaucoup de mal à ne pas
être critique. Je pense que c'est un merveilleux mixeur
d'idées musicales venues du monde de la langue anglaise et
de sa culture générale très riche.
Malgré
quelques belles réussites mélodiques, et je suis
admiratif et même vibrant pour certaines chansons, je pense
que
la diversité future de sa musique devrait passer par des
mélodies un peu moins "boutonnesques" et des
arrangements moins "machinesques". Excusez-moi ces
barbarismes !
Qu'avez-vous
pensé de la reprise dance de la flamande Kate Ryan qui a
fonctionné un peu partout en Europe ?
Ça me fait plaisir, mais quinze ans après
l'originale,
cette version ne supporte pas la comparaison avec notre version,
même dans les sons. J'aimerais d'ailleurs que la
jeune génération s'approprie la chanson afin que
nous en ayons une autre vision.
Qu'avez-vous
pensé du nouvel habillage de la chanson
réalisé par Laurent pour le best-of Les mots ?
Rien de bien nouveau, my
lord. Mais la pochette... ! J'ai tous les supports, c'est
dire !
Avez-vous
écouté le dernier album de Mylène ?
Pas encore, sauf le titre radio. Je me réserve toujours des
plages de temps éloignées de
l'actualité
pour en juger sereinement, et surtout savourer s'il y a des
réussites.
Pensez-vous aller voir
Mylène Farmer en concert en 2006 et que
pensez-vous de ce genre de "show" à
l'américaine ?
Uniquement si j'étais certain d'avoir une place
correcte d'où j'entendrais et je verrais bien. Une
place qui ne me rende pas sourd pendant plusieurs jours, car je
n'ai plus l'âge du public de Mylène. Je suis
plutôt du genre concert à Pleyel pour
dégustation
de la richesse du compositeur et de la finesse de
l'interprétation. Je suis de ceux qui pensent qu'un
orchestre symphonique vous colle au siège tout autant
qu'un très bon groupe de rock. Mais Laurent saura,
j'en suis certain, épater les pupilles et les pavillons
d'oreilles, sans détruire les tympans du public
mylénien.
Quels sont vos projets
actuels et à venir ?
J'avais tourné la page musicale depuis une douzaine
d'années. Cessant prochainement toute activité
professionnelle, je vais bientôt avoir beaucoup de
liberté. J'ai un gros ordinateur, de beaux logiciels
musicaux, mon beau piano à queue, mes guitares et une envie
de
retravailler cette merveilleuse matière musicale qui n'a
jamais quitté mon cœur.
Si vous aviez un dernier
message à adresser à
Mylène et Laurent, après toutes ces
années, quel
serait-il ?
Que malgré les vicissitudes de la vie, je les aime tous les
deux, d'une façon différente de leurs fans, bien
entendu, et je leur souhaite encore de longues années de
réussite. Je sais également que le plus grand
souhait de
Laurent serait de réussir enfin un grand et beau film de
cinéma. Je le lui souhaite très
sincèrement.