Interview pour la sortie du film
Giorgino
au cinéma.
Studio Magazine : Depuis dix ans
que vous collaborez avec Mylène Farmer, ce premier film que
vous avez tourné ensemble apparaît comme une sorte
d'aboutissement. Avez-vous eu, dès le départ,
pour ambition de passer un jour au cinéma ?
Laurent Boutonnat : Nous avons toujours eu, l'un et l'autre, une envie
très forte de faire du cinéma. Pour ma part, j'en
rêve depuis mon enfance. Quant à
Mylène,
avant de se destiner à la chanson, elle pensait devenir
comédienne. Il était donc naturel qu'on envisage
assez vite de faire un film ensemble.*
Mais le fait que vous
deux univers romantiques, pourtant extrêmement peu ordinaires
coïncident si bien, c'est quelque chose de plutôt
rare, non ?
Mylène a cet univers en elle, et je l'ai en moi. Il n'y a
pas de hasard. cela serait trop compliqué de travailler
ensemble si l'on avait des envies opposées. mais je me
demande si, à partir du moment où l'on passe
autant de temps avec quelqu'un, on ne finit pas, même si on
est très différents au départ, par se
rejoindre.
Dans Giorgino, ce climat romantique est encore
plus saisissant que dans vos clips. C'est un vrai film romantique. On
pense irrésistiblement à toute la
littérature gothique. Vos lectures ont-elles
été la source de votre inspiration ?
Mon travail est la somme de beaucoup de choses. Mais c'est vrai que
j'ai toujours aimé la littérature du
19ème : Henry James, Les sœurs Brontë...
De même que j'aime la littérature russe de cette
époque, qui est de la même veine, avec un style
plus brut.
On retrouve dans Giorgino tous les symboles de cette
littérature : les loups, la chouette, le cheval noir, la
pleine lune...
Oui, on m'a même dit que le cheval noir était le
personnage principal du film, ce qui n'est pas faux (Sourire.) Mais se
sont des archétypes, des images de l'enfance qui restent
chez tout le monde, de façon plus ou moins forte.
Quel a
été précisément le
déclic qui vous a amené au sujet de Giorgino ?
Le véritable point de départ, c'est un script que
j'avais écrit vers 17- 18ans, en quinze jours, dont le
personnage central s'appelait déjà Giorgino. Plus
tard, j'ai rencontré mon co-scénariste, Gilles
Laurent avec lequel j'ai repris ce manuscrit que l'on a
complètement retravaillé. D'ailleurs, le
scénario final de
Giorgino
n'a pratiquement plus rien à voir avec le premier script.
Quand avez-vous
commencé à faire du cinéma ?
J'ai commencé à réaliser des films en
Super 8 à 10 ans. Puis j'ai continué à
écrire des petites histoires que je réalisais,
dans lesquelles je jouais aussi.
Vous avez même
réalisé un long-métrage à
l'âge de 17 ans, Ballade de la
féconductrice,
sorti en 80 dans une salle à Paris, qui a
été d'emblée interdit au moins de 18
ans...
À 17 ans on a forcément envie de choquer les
adultes. C'était un fantasme d'adolescent que je
m'étais amusé à réaliser,
avec très peu d'argent. Je faisais tout : le maquillage, les
costumes... Je tournais un plan et développais la bobine le
lendemain... Puis, c'est devenu un film d'une heure quinze. Je ne m'en
souviens plus très bien à vrai dire.
C'était l'histoire d'une tueuse en série qui se
déguisait en clown avant chaque meurtre.
Ensuite, qu'est-ce que
vous avez fait ?
Après l'échec du film, je suis resté
à demi-mort. (Rires.) En fait, au départ, j'ai
quitté l'école à 15 ans, où
j'étais un cancre, pour prendre des cours de
théâtre pendant trois ans. J'ai alors fait ce
film,
Ballade de la
féconductrice, à la suite duquel, un
reporter télé, qui était un type
formidable, et qui est mort maintenant, Jean-François
Chauvel m'avait engagé comme opérateur pour une
série de reportages scientifiques qu'il faisait sur les
énergies nucléaires. J'avais prétendu
m'y connaître en technique pour qu'il me prenne, et j'ai
dû potasser le manuel comme un fou ! Pendant un an, j'ai
beaucoup appris avec lui.
Comment le
réalisateur que vous étiez s'est-il
retrouvé compositeur ?
J'ai appris la musique très jeune. mais je n'ai jamais
pensé que j'allais gagner ma vie avec, et encore moins
sortir des disques. A dix-neuf ans, alors que j'essayais toujours de
monter des films, j'ai écrit avec un ami musicien la chanson
Maman a tort qui
a été la première chanson de
Mylène. Un peu plus tard, je me suis
séparé de cet ami, mais je suis resté
avec Mylène.
Les clips sont alors
devenus pour vous un moyen détourné de faire du
cinéma ?
En quelque sorte. J'étais ravi, parce que cela m'a permis de
trouver l'argent nécessaire pour tourner, et c'est
à cette période que j'ai appris à
être content de ce que je faisais dans la vie. Auparavant,
même à travers ma collaboration avec
Mylène, j'avais le sentiment de travailler en dilettante.
Comment
évoqueriez-vous l'aventure qu'a été la
création de Giorgino ? Mylène Farmer
disait que sur le tournage, vous vous étiez
protegé des autres...
J'ai en effet lu ça dans Studio. (Rires.) Dès
l'instant où le tournage a commencé, la pression
a été telle que mon comportement est devenu
quelque chose d'incontrôlable. On ne pense plus à
soi ni aux autres, mais uniquement au film. On est quelqu'un d'autre.
J'avais l'impression d'être fou, dans un autre monde.
J'aurais pu tuer froidement quelqu'un !
Giorgino, dont vous êtes
également le seul producteur, a
nécessité des moyens financiers très
importants, et pourtant, contre toute attente, le personnage principal
n'est pas Mylène Farmer, mais un jeune comédien
inconnu, Jeff Dahlgren, qui n'avait jamais fait de cinéma
auparavant...
Ce film est avant tout l'histoire de
Giorgino. Vu le
statut de
Mylène auprès du public, la logique aurait voulu
qu'elle ait le premier rôle et on m'a reproché que
ce ne soit pas le cas. Mais cette logique n'a pas de sens face
à celle du scénario, qui est tout autre. Le
personnage de Mylène est moins présent
à l'écran que
Giorgino, pour la
simple raison que
l'histoire le nécessite. Ce sont les personnages qui
décident.
Mylène Farmer
est-elle intervenue sur certaines scènes ?
Elle est toujours intervenue pour m'aider dans certains moments de
doute, moments durs où l'on prend du retard, et qui
coûtent très cher.
Entre la fin du tournage
et la sortie du film aujourd'hui, il s'est
déroulé presque un an. Pourquoi un aussi long
délai ?
Ça a été en effet
spécialement long, et très difficile sur le plan
physique. Je suis resté en salle de montage presque dix
mois. Et quand j'en sortais, il me restait toute la musique
à écrire. Ça a
été du travail non-stop, sans soirée,
ni week-end. Et pas au grand air ! De temps en temps, j'allais nager
pour ne pas finir comme un vieux...
Cela confirme votre
réputation de tout vouloir tout faire tout seul. Ne
craignez-vous pas, parfois, que cette manière de travailler
vous coupe du regard extérieur de certains interlocuteurs ?
Parce que vous croyez que j'ai passé dix mois dans une cave,
comme un rat, sans aucune compagnie ? (Rires.) Non,
sérieusement il y avait ma monteuse, Agnès
(Agnès Mouchel, ndlr), l'assistante monteuse, le stagiaire,
le monteur son... Ce sont eux qui donnent le recul. Et
Mylène aussi, car elle est souvent intervenue au stade de la
post-production. C'est quelqu'un dont l'avis est très juste,
très franc. Elle ne dit pas les choses pour me faire plaisir.
Vous avez l'impression
d'appartenir à une famille de réalisateurs ?
Celle des cinéastes de l'image comme Luc Besson ?
C'est difficile, l'appartenance aux familles (Sourire.) Avec Luc, que
je connais, on a forcément des choses en commun mais chacun
a sa façon de filmer. En fait, je ne me pose pas trop ce
genre de questions. Quand je tourne, j'ai souvent la caméra
à l'épaule, c'est du travail, comme on pourrait
le faire avec un stylo ou un pinceau. Avec la même
spontanéité. C'est-à-dire qu'en
filmant une scène en plan large, il m'est arrivé
tout d'un coup, pendant la prise, de bouger, de zoomer, pour obtenir un
plan serré qui n'était pas prévu.
Vous avez des
cinéastes, ou des films de références ?
Il y en a plein. J'adore
Lawrence
d'Arabie, David Lean, Sergio Leone. Bergman aussi, qui est
d'ailleurs très proche de Leone dans sa façon de
filmer les visages. J'adore les plans sur les visages au
cinéma... rester sur un visage. On n'a plus le temps de
faire ça. J'admire des cinéastes russes aussi.
Ils aiment ça, cette manière de prendre son temps
et de rester sur leur sujet jusqu'à faire percevoir de
véritables sensations. Comme Tarkovski, il y a quelque chose
de magique chez lui, d'extrêmement humain, même si
son cinéma n'est pas toujours facilement abordable.
Il y a cette
très belle phrase à la fin de Giorgino : "Et on ne mourra jamais."
Diriez-vous que vous faites des films aussi pour ne pas mourir ?
Oui, je crois qu'il y a une urgence forcément vitale a faire
les choses. C'est cela, en tout cas, qui m'a permis de faire ce film.
Un mélange de souffrance et de naïveté
que je retrouve d'ailleurs largement dans les personnages de Giorgino,
et de Catherine qui entraîne ce garçon par la main
dans le monde de l'enfance, et des cauchemars... En fait,
Giorgino est un
film sur l'enfance.