Mylène Farmer - Analyse du clip Sans Logique
Analyse du clip Sans Logique par Eymeric Manzinalli (source : Styx Magazine spécial Mylène Farmer Années 80)
Clip parmi les plus sombres de Laurent Boutonnat, « Sans logique » reproduit les codes du romantisme noir, relevé, comme par contrastes, d’un jeu gracieux de corrida. Sang chaud, froideur de la mort, référence au grotesque composent ce clip dynamique et crépusculaire.
Si le texte de « Sans logique » dépeint un être aux prises d’un combat entre Dieu et le « malin mal habité », nous pouvons dire, à la vision du clip, qu’enfer et paradis sont sur terre, parmi les hommes. Loin de nous concentrer alors sur la dualité Dieu/diable, comme certaines analyses, qui n’en restent pas moins brillantes, ont pu le faire, nous allons plutôt axer cet article sur l’utilisation par Laurent Boutonnat d’une esthétique romantique pour faire la satire de certains traits de la nature humaine. Le réalisateur nous dépeint effectivement des êtres contradictoires, des vieilles aux portes de la mort, prenant le temps de rire en la voyant se dérouler sous leurs yeux. Que dire également de deux amants qui, manipulés par une mise-en-scène, retournent leur amour en pulsion de mort ?
« Ils promeuvent la laideur et la drogue – non à la sous-culture des médias », tel a été l’un des slogans du Parti Ouvrier Européen dans la campagne européenne de 1989, accompagné d’une image extraite du clip de « Sans logique ». Le fait, anecdotique, a été réglé par Mylène Farmer devant la justice. Mais l’obscur parti a mis le doigt, sans le savoir, sur ce qui fait, entre autres, de « Sans logique » un clip d’un romantisme noir : son esthétique de la « laideur ». L’ouverture du clip n’a, par exemple, rien à envier au poème de Baudelaire « Une charogne », dans sa manière de fondre le beau et le laid, et de faire émaner le beau du laid. Le sol, jonché de feuilles mortes, traversé par un fin serpent, évoque une matière en putréfaction. Matière au milieu de laquelle, comme par opposition, un enfant trouve une effigie de Jésus, détachée d’un crucifix. Une terre à la fois désolée et grouillante. Le paysage, qui semble être extrait d’une peinture romantique, met en valeur de par sa profondeur un ciel chargé de nuages, à la manière du clip « Les mots » du même Laurent Boutonnat. Mais si pour « Les mots », la référence à Géricault est évidente, Goya, peintre pré-romantique, est plus facilement évoqué pour « Sans logique ». En premier lieu pour la référence à la corrida, que le peintre espagnol affectionnait au point de lui avoir consacré une série de gravures à partir de 1815, puis de lithographies à la toute fin de sa vie. L’œuvre de Goya est, dans cette période, empreinte des traits les plus sombres, ses Peintures noires ont pour unité l’utilisation de couleurs ocres et noires pour représenter des personnages aux traits grotesques. « Sans logique » utilise la même gamme de couleurs, du moins dans sa version initiale diffusée à la télévision, et qui est remplacée sur le DVD Music Videos par une version tendant vers les gris, rehaussés par la chevelure rouge de Mylène Farmer. Laurent Boutonnat alla même jusqu’à recouvrir le décor de terre ocre pendant le tournage. Enfin, la présence de la mort, de par l’assemblée des vieilles en noir, qui ne sont pas sans rappeler les Vieilles du peintre espagnol, huile sur toile réalisée entre 1810 et 1812. Leurs traits ridés sont accentués par leurs expressions grotesques, et elles semblent rire face à un jeu de mort, la corrida humaine, alors que leur propre fin est proche.
Cette attitude, que l’on pourrait qualifier de triviale, est partagée par les autres personnages secondaires, qui semblent, comme l’enfant le fait avec un objet sacré, jouer avec la gravité de la mort. Le combat de Mylène Farmer contre son amant reproduit la corrida, face à une assemblée jouissant, hilare, du spectacle et lançant des pièces. Lorsque le « taureau » blesse la main d’un enfant, l’expression de sa douleur est rapidement suivie d’un plan sur une veille plissant les yeux, de surprise et de rire. L’analogie entre les deux visages est saillante, tout comme le contraste entre la douleur des uns et le plaisir des autres. La scène est d’autant dépourvue de sens qu’elle singe le déroulement d’une vraie corrida, des passes à la cape du matador et de ses assistants (les « peones ») jusqu'à la phase de mise à mort du taureau par une estocade à l’épée. A la différence cependant d’une vraie corrida, ce qui se joue entre Mylène Farmer et le matador est davantage un combat qu’une mise à mort programmée. Lorsque celle-ci parvient à l’encorner, la foule ne semble pas surprise et se montre même encore plus hilare. Elle fait, au final, fi de la vie du « taureau » mis à mort comme de l’homme chargé de le combattre, son seul intérêt est porté vers ce que procure le spectacle de leur face-à-face.
L’attitude de l’amant est alors sujette à interrogations : n’est-il qu’un représentant de cette foule qui veut mettre à mort le taureau ? Ou n’est-il qu’un jouet de son amour pour lui, que la même foule converge en haine, par le combat qu’elle met en scène ? Parmi cette dernière interrogation, on retrouve un des thèmes prédominants des clips de Mylène Farmer : la proximité entre l’amour (ou les pulsions sexuelles), et la mort. Cette proximité est notamment visible dans « Beyond my control », qui, de la même manière, représente un affrontement entre deux amants, en mêlant violence physique et érotisme. A la différence de ce clip plus récent, « Sans logique » débute sur une frontière ambigüe entre la légèreté du jeu et le caractère grave du combat à mort. La grâce des gestes de l’amant/matador est ainsi reproduite par les ralentis. Son regard oscille entre la complicité avec le taureau, la conscience de partager un même jeu, et un air de concentration reproduit par des gros plans, en plongée sur ses seuls yeux. On perçoit enfin, dans l’attitude de Mylène Farmer, un passage entre des attaques adressées « par jeu » à son amant et un vrai désir de le tuer. Elle est alors comme possédée par un taureau, ne semble plus contrôler ses gestes, et ses yeux se colorent de blanc. L’élément déclencheur est autant la vision de l’homme couvert de gloire par la foule, qu’un amour avivé par une mise-en-scène de mort, et qui conduit à la réalisation de sa pulsion criminelle. Prise dans la mise-en-scène créée par la foule, celle-ci ne se rend compte qu’à posteriori de la portée de son acte. Cette même foule qui se disperse, et que l’on ne peut accuser, alors que, par le spectacle qu’elle a provoqué et ses encouragements, elle est en partie criminelle. Criminelle sans s’être salie les mains, sans avoir à rougir. Laissant seule la manipulée abandonner son visage à la pluie, reposée de ses pulsions incontrôlables, sans possibilité de retour en arrière.