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Mylène Farmer - Interview - Dossier de presse Giorgino - 1994



  • Date
    Octobre 1994
  • Média / Presse
    Dossier de presse du film Giorgino
  • Interview par
    Gaillac-Morgue
  • Fichiers
    -
  • Catégories interviews



Voilà un désir enfin réalisé, le cinéma vous y pensiez bien avant la chanson ?
Notre rencontre avec Laurent est née d'un même désir : faire du cinéma. Pourtant, nous avons existé tous les deux, grâce à la chanson : un cadeau que la vie m'a fait même si cela n'a pas toujours été facile. Cette envie de faire du cinéma, cette envie de faire ce film, a mûri pendant près de dix ans : c'est long dix ans…


Quelles ont été vos premières impressions à la lecture du scénario ?
Le sujet de Giorgino m'a attiré par son étrangeté, son originalité. Pour parler plus précisément du personnage de Catherine, j'ai senti que je pouvais y mettre beaucoup d'émotions. Je crois que Laurent a puisé certaines choses de ma personnalité pour l'écriture du personnage de Catherine. Nous n'en avons jamais parlé.... Je n'ai pas réellement connu la magie de la découverte du scénario parce que j'ai suivi pratiquement 24 heures sur 24 l'élaboration de ce projet : j'ai aussi vécu les difficultés d'écriture qu'ont rencontrés Laurent Boutonnat et Gilles Laurent ainsi que tous les problèmes inhérents au montage d'un tel projet. C'est, malgré tout passionnant d'apprendre tous les à-côtés d'un film. Giorgino a été un accouchement dans la douleur, mais nous vivons, Laurent et moi-même, dans ce climat depuis que l'on travaille ensemble, rien ne se fait dans la facilité. Peut-être ressentirons-nous un peu de bonheur ou plutôt de soulagement, quand nous nous déposséderons totalement du film, c'est à dire le jour de sa sortie sur les écrans.


Qui est Catherine, cette femme-enfant mystère que les gens disent folle ?
Catherine est différente des autres et elle paiera cette différence... C'est avant tout sa fragilité qui m'a émue, j'aime son innoncence et sa violence intérieure. Les enfants ont ça en eux : naïveté, pureté et colère. J'aime son incapacité à être dans le monde des adultes.


Quelles sont, selon vous, les blessures profondes de Catherine, qu'est-ce qui a provoqué cette fragilité ?
Catherine n'est pas intellectuellement de son âge ce n'est pas une jeune fille "retardée" mais simplement comme le dit le prêtre : "elle a l'esprit d'un enfant". Elle est restée isolée du monde extérieur, probablement protégée par ses parents, s'occupa elle-même d'enfants retardés. Pour Catherine, le noyau de sa famille peut représenter la beauté et le reste du monde la laideur... Catherine n'est pas armée pour le monde extérieur et sa violence... La disparition des enfants, de sa mère, puis de son père, sont autant de traumatismes, de blessures irréversibles. Et puis, une très jeune personne capable de dire : "et si c'était la douleur qui faisait chanter les oiseaux ? ..." n'est-ce pas suffisamment éloquent ?


On a l'impression que vous êtes complètement pénétrée par cette jeune fille. Comment s'est faite l'approche de ce personnage étrange ?
J'ai une très grande liberté par rapport au personnage de Catherine, c'est étrange, mais il n'y a pas eu de grande difficulté quant à savoir comment aborder ce rôle. Pour l'approche du personnage, j'ai simplement eu l'envie de m'informer un peu sur l'univers psychiatrique : j'ai pu assister à quelques entretiens entre "ceux qu'on appelle des malades" et leurs docteurs, sachant que Catherine basculait dans une dite "folie", en tout cas dans un retrait d'une dite "réalité" particulière de ces personnes très habitées, angoissées et sous médicament pour la plupart...


Vous vous étiez auparavant intéressée aux enfants autistes. Cette observation vous a-t-elle aidée pour le rôle de Catherine ?
Aidée, je ne sais pas, mais avoir envie de comprendre, de percer les mystères de ce silence, de ce repliement sur soi... Catherine a eu un trouble profondément enfoui en elle. Le comportement des enfants autistes est tellement intrigant, leur retrait du monde est inexplicable, on ne sait pas... Oui, j'ai peut-être la sensation d'être proche d'eux. Une communion dans le silence avec ces personnes-là me paraît plus enrichissante parfois qu'une conversation...


Dans votre interprétation, vous faites passer la "folie" de Catherine de façon très subtile, les gestes, les regards sont à peine esquissés, intenses mais sans excès, sans débordement. Le trouble est plus fort encore.
Je préfère les paroles murmurées aux mots criés. En fait, je n'aime pas imposer, je préfère proposer : cela vient d'une pudeur et d'une timidité qui font partie de moi. C'est ma personnalité, et mon jeu s'en ressent certainement. D'autre part, Catherine me semblait plus proche de l'"introvertie" que de son contraire... Je n'avais donc pas envie, quand Catherine bascule irrémédiablement, de passer soudainement à un état épileptique et voyant. Dans cet univers de conte où l'on bascule constamment entre le vrai et le faux, le réel et l'irréel, la lecture ne doit pas être trop évidente. La présence des loups, les comportements ambigus des personnages... pendant toute l'histoire, on ne sait pas et c'est pour moi toute la magie de ce film.


Ce doit être troublant pour une comédienne d'approcher la folie...
En effet troublant, attirant... Catherine semble tellement apaisée, presque sereine, dès l'instant que le monde environnant n'a plus d'empreinte sur elle. J'ai parfois le sentiment dans des moments d'anéantissements de frôler cette frontière "normalité-folie", mais ceci est tellement intime... Peut-on parler de traumatisme ? Tout dépend de ce que l'on donne de soi dans une scène. Pour arriver à exprimer ces sentiments extrêmes, il faut puiser dans ses propres névroses, faire resurgir ses plus grandes craintes, douleurs.


Quelles ont été pour vous les scènes les plus délicates à tourner ?
Il est toujours délicat de dévoiler des émotions devant plus de cinquante personnes (l'équipe) qui sont en fait cinquante étrangers. C'est d'une impudeur totale, et l'on se déteste pour ça, mais on est engagé pour le faire et le besoin de tourner, jouer, l'emporte sur le reste.


Vous éprouvez pourtant du plaisir quand vous montez sur scène, exposée à des milliers de regards !
C'est un plaisir suicidaire me concernant. Pourtant, cela me manque terriblement, la scène, l'autre.
Ce paradoxe de l'artiste est très réel : avoir un désir névrotique de lumière et cette envie de se cacher.
Je bascule constamment entre ce désir et ce refus. L'un ne peut pas exister sans l'autre. L'un nourrit l'autre... La notion de plaisir semble totalement abstraite pour moi. J'ai besoin du regard de l'autre, besoin de ces deux métiers pour vivre, c'est ma vie. Je refuse la tricherie.
Le jour où j'aurai la sensation de ne plus ressentir, de ne plus être capable de donner, je m'effacerai.


On retrouve dans Giorgino un univers qui est, semble-t-il très cher à Laurent Boutonnat et à vous-même. Comment décririez-vous cet imaginaire ?
C'est un monde troublé et troublant et, j'espère plein de poésie. Avec Laurent, nous aimons les paysages enneigés (je suis née au Canada). Je suis attirée par les relations, les sentiments difficiles. Tous les deux, nous sommes instinctivement attirés par les contes cruels, par l'irrationnel. Tous deux, nous refusons dans le fond le monde des adultes. J'aime les animaux, j'aime la folie, par exemple celle des paysages fracassés où le regard ne peut pas se promener calmement. J'aime aussi la mouvance permanente, l'énergie sans repos possible. J'aime tout ce qui porte au rêve.


Quels sont les cinéastes qui ont marqué votre imagination ?
David Lean reste mon préféré, ou un de mes préférés, le personnage de Catherine me fait parfois penser à celui de "La fille de Ryan". Jane Campion a fait un chef-d'œuvre, "La leçon de piano", ses premiers films sont magnifiques aussi. David Lynch, "Witness" de Peter Weir, un film parfait, le sujet, sa façon de filmer, son choix des acteurs, tout…J'adore le cinéma de Bergman, j'adore Oliver Stone. Dans un tout autre genre, "Batman 2", Steven Spielberg bien sûr... et tant d'autres…
J'aime les projets ambitieux, les metteurs en scène qui ont une démesure, une folie comme Kubrick, j'aime les fous...


En littérature, vous appréciez Cioran ?
C'est un homme qui parle si bien de "l'inconvénient d'être" et qui par son cynisme arrive à nous faire rire. J'aime son autodérision. Tout ce qu'il exprime est bien au-delà du désespoir, c'est si justement formulé, cruellement drôle, si bien écrit. Il a enlevé toute poésie, tout romantisme à la "dépression", à "l'anéantissement de l'être" ce qui rend tout plus violent encore. C'est aussi un homme très séduisant.


Comment Laurent Boutonnat vous a-t-il dirigée ?
Sur le plateau, il donne des précisions techniques, en ce qui concerne le jeu, il m'a laissé une grande liberté. Il m'a donné des indications ponctuelles. Laurent sait installer un certain climat utile pour les scènes à jouer. Il n'y a pas eu réellement de discussion sur le personnage. J'ai lu le scénario et je pense qu'il savait que je savais ce qu'il souhaitait pour Catherine. Sur le tournage, c'était "Moteur ! Action !" et on parlait après. Après la prise, il donnait son jugement "ça va" ou "ce n'est pas tout à fait ça. On la refait".
Cela tient au fait que nous nous connaissons parfaitement. Avec les autres acteurs, Laurent était plus volubile, je crois....


A vos yeux, quelles sont les principales qualités de Laurent Boutonnat ?
Sa démesure, sa perception du sentiment en général. Avec sa caméra et ses mots, il arrive à exprimer les troubles que l'on a en soi. Il est poétique.
Pour moi qui ai suivi cet accouchement, je peux dire que Laurent va au bout, vraiment au bout des choses. Il travaille comme un acharné, bien sûr, c'est pour lui qu'il le fait, mais il refuse de baisser les bras quitte à en payer le prix. J'aime ça. Et puis cette manière de filmer, il y en a si peu qui ont ce vrai talent, cette maîtrise... Laurent fera partie, je crois, de ces quelques metteurs en scène qui ne laisseront jamais indifférent.


Que pensez-vous de Jeff Dahlgren ? Quels ont été vos rapports sur le tournage ?
Magnifique. Le choix qu'a fait Laurent me paraît tellement juste. C'était lui et personne d'autre. J'aime sa façon de jouer, très économe, il me faisait parfois penser à James Dean ; et puis, il est devenu mon meilleur ami.



Après Giorgino, quel sera votre prochain rendez-vous avec le public ?
Probablement un album. Ou peut-être un autre film. J'attends que le réalisateur veuille bien délaisser ses caméras pour reprendre son piano.


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