Interview pour le
magazine "Gala" publié deux jours avant la sortie de l'album
Interstellaires.
Interview importante puisqu'elle est
intégrée dans le communiqué de presse
envoyé par Polydor aux médias pour la sortie de
l'album.
Interview illustrée par des photos inédites de
Mylène par Sylvie Lancrenon réalisées
(pour les extérieurs) au Raincy en Seine-Saint-Denis le 09
octobre 2015.
Gala : Rêveries d'un
promeneur solitaire, c'était le concept de notre shooting.
Avec en guest-star, votre chienne Liloup. Il y a près d'un
an vous vous êtes doublement fracturée une jambe.
Vous aviez déjà la tête dans les
étoiles ?
Mylène Farmer : Le 16 mars dernier, j'ai glissé
sur des pavés et je me suis fracturé tibia et
péroné. La tête dans les
étoiles, je ne l'ai eue qu'une fois
plâtrée jusqu'à l'entrejambe.
Immobilisée, j'ai eu tout le temps pour écrire
mon album Interstellaires
et illustrer un très beau conte
philosophique, L'étoile
polaire de Michel Onfray.
Gala
: Vous avez enduré une longue convalescence. Votre patience
est louée sur des shootings photo et vidéo. Vous
vous imposez des tournées marathon. Vous avez
survécu à trente ans de carrière... A
croire que vous êtes douée pour une certaine
souffrance physique !
Mylène Farmer : Quand la souffrance physique est intense,
les moments de bonheur, plus rares sont précieux. Mais il y
a une différence entre la souffrance que l'on s'inflige
porté par une passion, et celle qui s'invite injustement
à votre table. C'est relativement peu de chose que de
souffrir pour pouvoir exercer sa passion.
Gala
: A quelles réflexions vous ont menée ces mois
dans le plâtre ?
Mylène Farmer : Que l'être humain n'est pas fait
pour être immobilisé ! Mais surtout que le soutien
de ceux que vous aiment est fondamental et qu'à tout malheur
peut succéder une (re)naissance... Je devais être
sous l'ordonnance d'une bonne étoile, car
l'écriture et le dessin m'ont fait voyager
au-delà de toute espérance durant cette longue
période alitée. "Il est grand temps de rallumer
les étoiles" a écrit Apollinaire. Je laisse la
mienne me guider.
Gala
: Votre dixième album studio, Interstellaires, est un autre point de rupture.
Nouveau son, nouveaux collaborateurs.
Certains de vos fans appréhendent le
changement. Plus que vous semble-t-il...
Mylène Farmer : C'était
déjà le cas pour Anamorphosée
que l'on avait placé sous le
ciel de Californie, ou Bleu Noir
écrit avec Moby, Archive ou RedOne.
Je n'ai pas le sentiment de changer, mais
celui d'avancer, de
découvrir…
L'appréhension est
compréhensible. Lorsqu'on aime
une
personne, on a envie de la retrouver intacte, telle que dans
ses
souvenirs. Mais je ne ne conçois pas un nouvel
album sans une dose
d'aventure.
Gala
: Avec Anamorphosée,
en 1995, vous imposiez un premier virage, un élan vers la
lumière, comme une renaissance. Avec Interstellaires,
n'est-ce pas une troisième vie que vous amorcez ?
Mylène Farmer : Une troisième vie,
dites-vous ?
C'est un peu exagéré... Je pense plutôt
à
une continuité dans... le changement ? Il est toujours si
difficile de parler de soi.
Gala
: On dit que le temps est un apprentissage. J'ai l'impression qu'en ce
qui vous concerne, il s'agit plus d'un délestage.
Qu'avez-vous
"désappris" au cours de toutes ces années ?
Mylène Farmer : Le temps peut encombrer l'esprit.
Heureusement, la mémoire sélective nous permet
d'échapper à la sédimentation de
certaines
émotions. Il est essentiel de "désapprendre" pour
se
remettre en question, rompre avec les peurs qui paralysent et qui
gangrènent, accueillir tout ce qui se présente
à
vous et le transformer. Nous sommes tous des alchimistes avec ce
pouvoir d'améliorer les choses. Bon, parfois, on
s'emmêle
un peu les pinceaux ! (Rires)
Gala
: En sautant dans l'inconnu avec Interstellaires,
ne vous-êtes vous pas rapprochée de
vous-même, en
fin de compte ? De quoi aviez-vous peur avant cette ouverture
artistique à l'autre ?
Mylène Farmer : La peur n'est pas un moteur chez
moi. Par
contre, l'ennui, ou la crainte de l'ennui, est bien souvent ce qui me
fait évoluer vers d'autres mondes. J'ai aussi besoin de
nourritures. Apprendre des autres est important.
Gala
: "Mystérieuse", "sexy", "provocante" sont des adjectifs qui
collent à l"icône Farmer. A la limite du
cliché,
Mylène la femme s'y retrouve-t-elle ?
Mylène Farmer : J'aurais plutôt tendance
à
prendre ces qualificatifs comme un compliment. Je ne sais, à
vrai dire, que vous répondre... La femme, elle, reste
privée !
Gala
: Vos proches sont extrêmement protecteurs à votre
égard, comme si vous étiez en cristal. Je vous
sens bien
plus forte, capable de verticalité dans vos choix,
même.
Forte, déterminée, vous l'avez toujours
été
ou c'est un réflexe acquis de survie ?
Mylène Farmer : Mes proches ont essentiellement
à
coeur le respect de ma vie privée. Il faut une certaine dose
de
détermination, c'est vrai, mais aussi de
fragilité, pour
exercer ce métier. Je pense que cet étrange
équilibre est là, en vous, dès le
départ,
et qu'il se renforce avec les années. La vie a ses angles
durs
qui vous mettent à l'épreuve, si ce n'est
à terre.
J'ai en tête la fable de Jean de La Fontaine, Le chaîne et le roseau,
qui dit que le roseau plie et ne rompt pas. Mais vous n'avez pas tort,
c'est aussi un réflexe de survie.
Gala
: Accorder votre confiance, vous y parvenez spontanément ou
est-ce un élan que vous réfrénez ?
Mylène Farmer : C'est, comme pour la plupart des
gens,
s'engager dans un chemin long et périlleux. Il ne suffit pas
d'exiger la confiance de l'autre, il faut également s'en
montrer
digne. Si je ne sais pas faire confiance spontanément, en
revanche, mon instinct m'indique immédiatement les personnes
qu'il faut fuir ! (Rires)
Gala
: A une époque où les stars communiquent
directement avec
leurs fans via les réseaux sociaux, vous faites de la
résistance. Vous n'avez pas l'impression de manquer quelque
chose ?
Mylène Farmer : Il me semble, que je suis, au
contraire,
très présente sur les réseaux sociaux.
Ce n'est
pas de mon fait, certes. Mais je préfère laisser
les gens
s'exprimer librement, sans intervenir. Ce que j'ai à
partager se
trouve dans mes albums, mes concerts, mes clips et, plus rarement, dans
quelques interviews. Les internautes se sont organisés
autour de
mon silence et je suis impressionnée par leur
créativité et leur niveau d'exigence.
Gala
: Vos fans se damneraient pour un son, une ligne, un mot.
Jusqu'à quel point êtes-vous attentive
à leurs
attentes ?
Mylène Farmer : Un son, une ligne, un mot ? Vous
décrivez des chansons en quelque sorte ! J'essaie de
répondre aux attentes de mon public en lui proposant un
nouvel
album, en restant moi-même et, je l'espère, en ne
trahissant pas sa confiance.
Gala
: Vous avez commencé à promouvoir Interstellaires,
aux Etats-Unis. Vous n'êtes pas un visage familier pour le
public
américain. C'est excitant de tout reprendre à
zéro
?
Mylène Farmer : La sortie d'Interstellaires aux
Etats-Unis est un alignement planétaire. Sting m'a fait
l'honneur de partager son titre Stolen
Car,
revisité avec talent par Tristan Casara (The Avener), et
Martin
Kierszenbaum, en plus d'être un compositeur talentueux, est
aussi
le président du label américain Cherrytree
Records.
L'idée d'une distribution outre-Atlantique est amusante. Je
la
vis comme une jolie surprise et non pas comme un enjeu.
Gala
: On vous a proposé de partir à l'assaut du
marché
anglophone il y a vingt ans. Vous avez refusé (par crainte)
que
l'écriture de vos textes vous échappe.
Regrettez-vous
d'avoir manqué cette opportunité ?
Mylène Farmer : Pas du tout. Cela m'a permis de
m'exprimer
dans ma langue maternelle sur tous les sujets qui me tenaient
à
cœur et de porter ces chansons dans une grande partie de
l'Europe
finalement. Je n'ai aucun regret. C'était ma
décision. Ma
liberté est à ce prix.
Gala
: De quoi vous accommodez-vous le mieux : des regrets ou des remords ?
Mylène Farmer : Je préfère
sans
hésitation les regrets aux remords. Si les regrets sont le
signe
d'un échec, ils témoignent aussi du
mérite d'avoir
essayé.
Gala
: Aujourd'hui, images, mots, tout se bouscule et se chasse. La
rareté devient un risque d'extinction. Vous l'assumez ?
Mylène Farmer : Permettez que j'exprime mon
désaccord.
Depuis l'origine des temps, la rareté est un indice de
valeur et
de référence. Les hommes n'ont cessé
de se mettre
en danger pour s'emparer de ce qui est rare, le protéger. La
"confusion" à laquelle vous faites
référence est
un épiphénomène médiatique.
On lance des
trajectoires éphémères pour le seul
profit
immédiat. Cela entretient le quotidien mais, quel que soit
le
domaine, les grands rendez-vous sont toujours rares. Les
étoiles
filantes ne font pas la voie lactée.
Gala
: Vous avez une véritable empathie pour les êtres
en
péril. Vous avez notamment déclaré
à Claire
Chazal que vous la trouviez belle, à une époque
où
l'on cherchait déjà à la faire
vaciller. L'esprit
de meute vous afflige ou vous effraie ?
Mylène Farmer : Je le trouve déroutant et
destructeur. Il
répond au diktat de la pensée unique, comme si
les plus
nombreux ou les plus influents détenaient la
vérité par rapport aux autres dans l'obligation
de se
soumettre ou de périr. Ce rapport de force n'est pas
nouveau,
mais il a pris de l'ampleur dans le jeu médiatique. Quand il
n'y
a plus de place pour la différence, le dialogue, la
contradiction ou la nuance, la pensée décline.
Gala
: A l'inverse, quelles attentions sont susceptibles de vous
émouvoir, de vous toucher ?
Mylène Farmer : La simplicité, la gentillesse
spontanée.
Gala
: Dans plusieurs titres de l'album, les mots "aimer" et "dissonance"
reviennent. Comme si ce n'était plus
l'altérité,
mais la séparation, la déchirure, qui vous
inquiétait. Pour vous, elle est là l'horreur du
temps qui
passe ?
Mylène Farmer : Le temps qui passe est un maître
despotique. On a beau aimer, pleurer, rire, partager, vivre... Nous
sommes les héros d'un film et nous n'ignorons pas que nous
allons mourir à la fin. Nus et, je l'espère,
dignes.
Gala
: Le thème de la délivrance court
également tout
au long de l'album. A l'inverse de Sartre qui disait "l'enfer, c'est
les autres", diriez-vous que l'autre, c'est la providence ?
Mylène Farmer : Nous sommes notre propre enfer ou notre
propre
délivrance. Certes, je ne suis pas optimiste, mais je ne
suis
pas pessimiste non plus, plutôt tragique. L'optimiste
s'attache
au meilleur autour de lui. A l'inverse, le pessimiste n'envisage que le
pire. Le tragique, lui, tâche de voir le réel tel
qu'il
est. J'essaie de voir le réel tel qu'il est. L'autre en fait
partie.
Gala
: Pour Honoré d'Urfé, écrivain de la
fin de la Renaissance et auteur de L'Astrée,
"aimer c'est mourir en soi pour revivre en autrui". Un avis ?
Mylène Farmer : Aimer n'est jamais mourir pour l'autre ou
avec l'autre, mais naître à l'autre, par l'autre.
Sans avoir eu besoin de mourir pour cela.
Gala
: On vous dit solitaire. Indépendante, vous
l'êtes, cela ne fait pas de doute. Mais brisons un mythe :
vous n'êtes pas du tout faite pour la solitude, n'est-ce pas ?
Mylène Farmer : Je suis solitaire, indépendante,
libre, mais rarement seule... L'autre est essentiel à ma
vie. Et à ma santé mentale ! (Rires)