Gala : Vous venez d'achever votre
tournée Timeless
2013. Revenir à la vie normale se
révèle-t-il plus vertigineux que de se lancer
dans une pareille aventure ?
Mylène Farmer : La fin d'une tournée est toujours
un moment extrêmement brutal. C'est un peu comme la fin d'un
voyage astral, il faut réintégrer son corps. Le
choc est à la mesure des émotions
partagées avec le public... Mais aussi avec les musiciens,
les danseurs, les équipes, les proches… Il faut
du temps pour reprendre le rythme du quotidien. Pour autant, je suis
consciente de ne pas vivre une vie tout à fait
«normale». Le mot qui me vient à
l'esprit, c'est «réapprivoiser» le
temps, justement. On ne s'habitue jamais à une telle charge
d'émotion. Pendant une tournée, le corps et
l'esprit déploient des trésors
d'ingéniosité pour trouver la force. A
présent, le moment est venu pour moi de lâcher
prise... Et ce n'est pas simple...
Le sentiment de solitude,
à la fin d'une tournée, est donc plus une peine
qu'un besoin?
Ce n'est ni une peine, ni un besoin, mais une
réalité. Après le dernier spectacle,
il faut accepter de ne plus avoir rendez-vous avec des milliers de
personnes. C'est ainsi. Mais
l'éphémère rend aussi la
scène magique et les échanges avec le public
exceptionnels. Le sentiment de solitude qui s'en suit est le prix
à payer.
Vous avez pris les routes
de France, de Belgique, de Suisse et même de Russie. Le
dépaysement, la remise en question de vos habitudes
parisiennes: cela vous demande-t-il un effort ou est-ce une attente ?
J'aime l'idée de rendez-vous. Aller au devant des autres
avec sincérité et être reçue
de cette façon si extraordinaire... C'est un bonheur et une
chance. Je suppose que, comme tout le monde, j'ai des habitudes, mais
ce n'est vraiment pas ma spécialité. Je m'ennuie
vite. La normalité me fait peur.
Vous n'êtes pas
de ces artistes qui se créent des rituels en
tournée ?
Je vais vous décevoir ! Il n'y a ni rituels mystiques, ni
incantations vaudous ! (Rires) Mais pour être tout
à fait honnête... Je me surprends à
tout ranger, tout remettre droit dans ma loge, avant de la quitter.
Pour le reste, il est question de concentration, de travail, de
répétitions, de sport, de repos et, plus
fondamental encore, de m'entourer d'esprits bienveillants qui essaient
de me soutenir comme si j'allais courir un marathon.
Sur scène,
vous étiez entourée de six musiciens, deux
choristes et six danseurs. Avez-vous l'impression de recréer
une famille à chaque tournée ?
Une famille recomposée, en quelque sorte. C'est l'occasion
de retrouver les siens et de découvrir les nouveaux venus.
Le lien entre tous ces talents est clé. L'esprit
d'équipe m'aide beaucoup. Comme dans toute famille, on se
redécouvre aussi avec le temps. C'est une source
d'inspiration. Une tournée est une caravane qui vit
à huis clos des moments intenses. On se sépare
à la fin du voyage avec la promesse de se revoir...
Quels étaient
les défis de ce sixième spectacle ?
J'ai une pensée toute particulière pour Mark
Fisher qui a imaginé le décor. Il nous a
malheureusement quittés avant de voir le spectacle.
C'était un homme discret, créatif et
élégant. Je l'ai remercié chaque
soir... Le principal défi artistique était de
créer de l'intimité dans la démesure.
Humaniser la technologie. Faire danser des robots sur une musique de
Schubert... Les intégrer dans le spectacle non comme des
"machines exceptionnelles", mais comme des partenaires de
jeux… Philippe Stegemann, leur créateur, a aussi
réussi cet exploit... Je ne remercierai jamais assez
Jean-Paul Gaultier pour sa générosité,
sa folie, son humilité. Ainsi que toutes les
équipes pour leurs talents. Quant à l'effort
physique, je remercie mes muscles d'avoir encaissé toutes
ces courbatures!
On a pu remarquer que
vous mettiez désormais en avant votre voix.
C'est un long travail sur soi. La voix est un
révélateur de l'âme. Brel confessait
que pour lui, chanter devant un public est anormal. Terriblement
impudique. J'ai toujours partagé ce sentiment... Et
pourtant... Cela passe par l'acceptation de soi et il faut au moins une
vie pour s'accepter, ne serait-ce qu'un peu. Je ne suis pas encore
totalement en paix avec cela, mais les pourparlers ont bien
avancé...
L'amour, comme une
irrépressible «force qui va» selon la
formule hugolienne, imprégnait très clairement la
tournée. C'était un parti pris ?
Pour Victor Hugo, l'amour est une descente abyssale qui se termine dans
le sang. L'homme amoureux qui détruit tout sur son chemin
est mû par une force surnaturelle. Cela ne laisse pas
beaucoup d'espoir. J'aime à penser que ce grand monsieur a
aussi écrit Stella (poème sur la renaissance du
monde, après sa destruction, ndlr). Une lueur
peut-être? Reste à savoir si l'amour est de nature
à détruire systématiquement. Je
commence à comprendre pourquoi je
préférais disparaître à la
fin du spectacle dans un nuage de fumée! (Rires)
En amour, le plus
brûlant, pour vous, c'est: l'espérer, le vivre ou
le pleurer ?
Le faire ! Quand l'amour se conjugue au présent, les sens
prennent le pouvoir. Au passé ou au futur, il laisse place
à la raison et à son cortège de doutes
qui exercent leur dictature impitoyable.
Sur cette
tournée, on vous a découverte souriante, non
dénuée d'humour, voir même presque
volubile…
Les clowns tristes ne sont un mystère pour personne. Mais
apparemment, les ténébreux drôles
restent une énigme ! L'humour est une antidote
précieuse. Je n'ai jamais cessé de me le
rappeler, même dans les moments les plus sombres. Un instinct
de survie, je suppose...
Le plaisir pour vous,
aujourd'hui, c'est…
Etre libre de partager les émotions simples du quotidien
avec ceux que j'aime ou dans ma solitude apprivoisée ...
C'est dans cette liberté-là que je reconnais le
plaisir. Entre l'ombre et la lumière, j'ai choisi la
lumière. J'ai choisi une vie de liberté. Avant
que l'ombre, je sais, ne s'abatte à mes pieds...
La formule Timeless
n'était pas sans évoquer l'idée
d'immortalité. Est-ce pour vous: une ambition ? Un espoir ?
L'immortalité? Très peu pour moi.
Timeless évoque plutôt l'intemporalité.
S'extraire du sablier permet d'envisager la vie avec plus de
sérénité, de recul. Dans un monde qui
accélère, c'est un luxe aussi.
L'immortalité est la promesse d'un ennui éternel,
non ? Je laisse cela aux dieux ou aux fous... Pour ma part, je vis
chaque instant comme il vient.
Le show inspirait un
voyage dans le temps. Si vous le pouviez, reviendriez-vous dans le
passé ou vous projetteriez-vous dans le futur ?
Le temps est une obsession humaine. Probablement le plus grand
péché d'orgueil de l'homme. La vie d'un
être est une parenthèse enchantée, avec
de longues périodes de désenchantements. Le temps
est un repère qui permet d'accumuler des souvenirs et donne
une impression de cohérence à ce que l'on vit. Si
les amnésiques dérangent, ils n'en sont pas moins
vivants. Le bonheur se cache probablement dans le droit à
l'oubli.
Sont-ce vos souvenirs ou
vos rêves à réaliser qui vous
tourmentent le plus ?
Nous n'avons aucun pouvoir sur les rêves, même
éveillés, ils sont intrusifs... Ils ne facilitent
pas le bonheur... Mes souvenirs me laissent en paix, puisque pour la
plupart, je les ai oubliés... Enfouis....
Égarés.
Etes-vous capable
d'indulgence et de pardon pour les proches qui vous auraient
déçus ?
D'indulgence, je ne crois pas... Pour moi, il s'agit d'une posture,
d'un renoncement à son instinct. J'ai le sentiment qu'avec
l'indulgence, l'autre n'existe pas... Le pardon, lui, me
semble une nécessité. Pardonner, c'est prendre le
chemin de la remise en question de l'autre et de soi. Chemin certes
plus long, mais indispensable au bonheur. Pour les
bouddhistes, le pardon permet de savoir que rien ne sera plus jamais
comme avant, unique condition pour progresser.
A plusieurs reprises,
durant la tournée, vous avez fait monter de jeunes enfants
sur scène. Vous semblez extrêmement à
l'aise avec eux.
Quand je croise leurs regards, ils me bouleversent... Une petite fille,
dans mes bras au milieu de cette scène immense,
émue aux larmes, est un moment fragile et fort.
Vous avez
fréquenté le Cours Florent. Si vous aviez le
choix: à quel acteur donneriez-vous la réplique,
devant la caméra de quel réalisateur ?
Si j'avais le choix? Steve McQueen dans un film de David Lean... Ou...
Idris Elba dans un film de Jane Campion!
Votre vie a
déjà fait l'objet de biographies plutôt
«romanesques». Etes-vous flattée,
amusée ou irritée d'être
«l'héroïne» de certains
écrits ?
Je ne lis aucune biographie me concernant, mais je suis
plutôt amusée par les extravagances qui circulent.
Certains ont horreur du vide, alors ils donnent libre cours
à leur imagination. C'est du fantasme, pas de l'information.
Un signe de notre temps.
Un singe
capuçin, prénommée E.T., a
partagé votre quotidien pendant près de trente
ans. Depuis plus d'un an, c'est au tour d'un berger suisse blanc,
Liloup, aux allures de louve. Qu'est-ce que ces deux compagnons
révèlent de vous ?
Je les considère comme des intimes. Ce sont des
êtres sensibles pour qui seul le regard suffit. Ils sont la
preuve que l'on peut aimer au-delà des mots.
A la fin de chacun de vos
concerts, vous avez disparu dans un nuage de fumée. Vous
quitterez le métier avec autant de douceur ?
"S'il te plaît prends ma main, ne te fais plus attendre, il
est temps de s'étreindre, il est temps de
s'éteindre, une dernière cigarette". Comme le
chante si bien Saez... Je ne sais que vous répondre
puisque… Je n'ai moi-même la réponse.
Partir en fumée... De toutes façons... C'est
inéluctable.
Mylène Farmer
est-elle une insatiable ?
"Souviens-toi que le Temps est un joueur avide qui gagne sans tricher,
à tout coup! C'est la loi." (elle cite le poème
L'Horloge, de Baudelaire, ndlr) Jouons encore un peu... En attendant la
fin de la partie.
source : http://www.gala.fr/l_actu/news_de_stars/exclu_gala_-_mylene_farmer_j_ai_choisi_une_vie_de_liberte_305102