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le 2/11/1986

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Mylène Farmer - Interview - Rockland - Novembre 1988






Mylène Farmer : Les journalistes font leur métier comme des cochons. Ils ne respectent rien et surtout pas la personne qu'ils ont en face; Quelquefois, ça peut se passer très mal. Mais en général, on a su parler de moi avec justesse, en bien ou en mal... Je hais les magnétophones parce qu'il y a des mots, des pensées que j'aimerais effacer; avouez que c'est malgré tout une jouissance pour vous...


Laurent (Boutonnat) et moi, on s'est rencontrés un jour sur Maman a tort : il m'a vue, assise sur une chaise, et m'a prise pour un petit oiseau un peu psychiatrique, bizarre... Ensuite, ça a été une succession de découvertes entre lui et moi. Il est très difficile de dresser son portrait. Je pense que c'est quelqu'un d'une grande éthique morale, d'une grande droiture... Mais il a aussi ce trait commun avec moi d'être caractériel : il peut passer de moments d'extase à des moments d'anéantissement en deux minutes. On voudrait nous voir en couple dans la vie privée, mais ça ne regarde personne. Il a d'autres exigences ; sa vie, c'est le cinéma et la chanson. Je n'ai pas à me justifier vis-à-vis de ceux qui pensent que je suis un produit conçu par Laurent Boutonnat. Nous constituons un "mariage" parfait de complémentarité, de complicité. Je n'ai pas envie de travailler avec quelqu'un d'autre que lui, mais j'espère pouvoir vivre d'autres expériences. Et si un jour je viens au cinéma, il y aura peut-être divorce. Laurent a un projet de long-métrage ; il a un scénario déjà écrit et j'accepterais consciemment le danger d'être à nouveau associée à lui avec qui je suis dans un confort total. J'aime la façon dont il filme, dont il perçoit les gens et les visages ; il me connaît très très bien et je sais qu'il ne me trahira pas.


Je chante pour essayer de donner un sens à ma vie... (silence) Ce n'est pas facile ! Pour les morceaux d'un album, j'ai besoin avant tout d'une musique sur laquelle mes mots vont se greffer. (Laurent) Boutonnat va en studio, puis j'effectue mon travail d'écriture dans l'isolement. L'évolution entre les deux albums (Cendres de Lune et Ainsi soit je...) a été pour moi, la découverte de l'écriture... Je me suis aussi découverte, comme si je m'étais moi-même déflorée. C'était presque un viol... Mais c'était fondamental ; si je n'avais pas découvert l'écriture et cette façon de m'exprimer, je pense que je ne serais pas là, aujourd'hui... Je n'ai pourtant pas le sentiment d'écrire des chansons à messages, si ce n'est pour démolir les tabous ; ce sont des thèmes qui me passionnent. J'agis vraiment comme je l'entends en parlant de sujets souvent occultés, tels la mort, le désespoir... des thèmes rarement abordés par les auteurs français ; Gainsbourg en a usé et abusé... Mais c'est l'un des rares. Je ne calcule pas ce genre d'idées ; ce sont des choses très proches, qui me viennent naturellement. Depuis que j'ai commencé ce métier, je n'ai jamais agi dans le sens du commercial, jamais fait aucune concession, même si ça n'a pas été facile...


Rockland : Comment expliquez-vous cette fascination pour de tels sujets ?
Il y a certainement une part d'éducation religieuse pendant laquelle on apprend à rejeter tous ces tabous, on n'en parle pas... J'ai aussi eu très peu de dialogue avec mon milieu familial, beaucoup de questions sont restées sans réponses et cela correspond maintenant chez moi à une volonté de ne pas constamment se voiler la face comme le font beaucoup de gens.


N'est-ce pas aussi une "image" destinée à brouiller les pistes, pour donner l'impression d'une variété originale et plus surprenante... ?
Toutes ces "perversités" que j'interprète sont profondément ancrées en moi. Sans contrefaçon, c'est vraiment quelque chose que j'ai vécu ; je me souviens, à l'âge de 12 ans, avoir un jour mis un mouchoir dans mon pantalon... Je pense que j'aurai toujours ces sentiments en moi, mais qu'ils vont évoluer au fil du temps.


Pourtant, une partie du public semble prendre avec beaucoup de légèreté ces tiraillements intérieurs...
Cela ne me dérange pas. Ils dansent sur mes chansons, c'est très bien. Chacun y trouve ce qu'il veut, c'est un risque à courir, je l'accepte. Je serais certainement plus sévère si j'avais à écrire un livre.


Comment vivez-vous la célébrité ?
L'aspect des choses le plus oppressant, le plus difficile pour moi, est d'être là, à répondre à vos questions... Mais j'ai toujours voulu être célèbre. Cela dit, je préfère prendre des calmants lorsque je sais que deux journalistes vont me poser des questions, me demander des justifications... Il y a beaucoup d'appréhension avant une interview ; on attend tellement de choses de moi, je dois être performante dans toutes mes réponses et ça m'est difficile... Dans le métier proprement dit, je n'ai pas beaucoup d'amis. Il y a des gens que je croise dans les couloirs, des personnes qui ont ma sympathie et réciproquement, des artistes que j'aime bien, mais je n'ai jamais réellement dialogué avec quiconque, si ce n'est (Alain) Chamfort et un peu Lio.


Et dans le privé ?
Il y a très peu de personnes près de moi. Ma photographe, et un jeune homme qui fait plein de métiers différents et que j'aime beaucoup. Voilà, c'est tout.


L'argent a-t-il une importance capitale pour vous ?
Je gagne de l'argent, c'est normal quand on vend des disques... Mais est-ce vraiment intéressant ? Ce n'est pas une jolie question...


(Le cinéma):
J'ai toujours rêvé d'images avec les mots et le clip est un bonheur. J'aime tous ceux que Laurent (Boutonnat) a mis en scène. En ce qui concerne le dernier, mes réactions sont trop personnelles pour que je puisse les dévoiler. Laurent a écrit le scénario et j'ai laissé faire la construction. C'est vrai qu'il a coûté très cher (3 millions de francs, annonce-t-on, ndlr), et on peut penser à une folie douce ; mais justement, la seule liberté au monde, c'est la folie. Il est déjà difficile de donner un sens à sa vie... De toute façon, c'est nous qui mettons l'argent dans nos clips; ça ne me gêne pas de devoir manger des pâtes tous les soirs pour m'offrir cette folie. Je sais qu'un jour il faudra revenir à une sobriété totale, car la barre est placée de plus en plus haut... J'aime beaucoup plus les images que les actes... J'aime la notion de provocation. La nudité dans mes clips n'est pas si facile que ça ; ils ne sont pas si sexuels. Je pense plus à l'oeuvre d'un peintre ou d'un sculpteur... J'ose espérer que tout ce qui a été dévoilé jusqu'à maintenant a toujours été essentiel à l'histoire. Mais à présent ça suffit ; on attend toujours d'une femme de voir son corps nu. (silence) De toute façon, le cinéma, je me dis que je dois y venir, sinon j'en mourrai. J'ai eu des propositions, mais ça n'est pas encore le moment. J'aimerais me plonger dans un univers proche de celui de mes chansons ; c'est peut-être un piège, mais je ne me vois absolument pas jouer des comédies ! Si j'avais un rôle à reprendre, ce serait dans La fille de Ryan de David Lean. J'aimerais aussi aller vers Louis Malle, Jean-Jacques Annaud, Polanski... Malgré tout, j'aurais peur de m'en remettre à quelqu'un d'autre, c'est pourquoi mon choix sera très pensé : soit ça marchera, soit on me coupera la tête. C'est vraiment quelque chose qui me torture l'esprit.


Vous semblez vraiment anxieuse, toujours désécurisée, torturée... Là encore, est-ce une image que vous vous donnez pour mieux servir le "personnage" Mylène Farmer ?
Je déteste ces questions ! (Elle rit pour la première fois, puis long silence) Je ne sais pas répondre à ça. Je donne l'image de ce que je pense être dans la vie. Je crois que mon public est composé de beaucoup de gens mal dans leur peau qui ont envie d'entendre autre chose que "la vie est belle, tout va bien"... Je pense instaurer un dialogue avec eux à travers mes chansons... (silence) Mais c'est vrai que je me sens torturée en tant qu'être humain, cela me paraît tellement évident, j'aimerais ne plus avoir à répondre à ce genre de questions. Ça semble logique ; ma vie est pesante. (silence) Mais à côté de ça, je ressens de façon magistrale les choses qui paraissent futiles à d'autres. (long silence) Je trouve beaucoup de joie dans la lecture d'un livre. C'est comme une jouissance. Mais tout cela semble confus, je voudrais savoir aller à l'essentiel.


Comment vous trouvez-vous physiquement ?
Je ne m'aime pas beaucoup. C'est certainement mieux à l'écran, car il y a les artifices. Je me vois moi-même en pensant à une peinture pour laquelle l'artiste ne serait pas allé jusqu'au bout ; et il ne l'aurait pas aboutie, il lui manque quelque chose. (silence) Je redoute la déchéance physique. Edgar Poe a dit : "La vie est une longue tragédie dont le héros est le ver conquérant". J'ai peur de vieillir. Pas encore énormément aujourd'hui ; mais ça viendra, je le sais...


Vous imaginez-vous à 40 ou 50 ans ?
Je serai très mal. Vieillir me fait très peur. Avec le temps, on ne peut plus vous accorder une certaine fragilité, une certaine innocence. La fuite du temps me persécute et j'ai une boulimie qui me pousse à ne jamais arrêter de bouger... En aucun cas je ne veux penser aux vacances ou songer à autre chose qu'à mon métier. (silence) On est toujours en quête de quelque chose. La mort est présente dans l'existence de chacun de nous, mais c'est une obsession étouffante pour moi. Je crois qu'on a besoin de croire en quelque chose, et c'est bien là notre faiblesse. Ce n'est pas la mort qui m'effraie, c'est "l'après mort" ; pour moi, il n'y a rien après. Ce n'est pas du tout la prolongation de la vie. Je pense que si on n'a pas peur de la vie, on ne doit pas avoir peur de la mort...


On dit que vous avez maudit votre mère de vous avoir mis au monde...
Chaque mère est infanticide et cela m'effraie. J'ai toujours cette pensée aujourd'hui, mais elle est sans doute moins douloureuse, moins présente. J'ai l'impression d'avoir méconnu mon enfance ; je n'en ai pas de souvenirs. Ça a été pour moi une période difficile. L'adolescence est quelque chose de terrible, sans rien d'apparent. J'ai pourtant eu des parents normaux et je viens d'un milieu aisé... Ma carrière n'est même pas parvenue à me rééquilibrer. C'est vrai qu'on vit mieux avec le succès, mais toutes ces angoisses extériorisées et vendues à des milliers de personnes n'arrangent vraiment rien... J'ai ce paradoxe d'être introvertie et de me projeter à l'avant-scène. J'ai le sentiment d'être paranoïaque depuis très longtemps, et le succès n'a vraiment rien changé à ça. Les gens m'ont toujours fait peur. Je ne crains pas de décevoir, mais je n'ai pas envie de montrer à tout le monde certaines choses de moi. Je ne sors presque jamais. Je vais de temps en temps au restaurant, au cinéma, mais ça m'est toujours très difficile. (silence) J'ai toujours préféré vivre dans mon univers, avec des singes. C'est vraiment un drôle de contact, très proche du contact maternel ; j'ai deux singes chez moi, c'est comme si j'avais deux "enfants".


Façon, justement, d'éviter d'en avoir... ?
Aujourd'hui, je vous affirmerai que oui. (silence pesant) Je crois que je n'en aurai jamais : ça me ferait beaucoup souffrir...


Dans les vidéos, on vous voit souvent avoir des rapports vraiment passionnels, en bien ou en mal, avec des femmes. Cela se vérifie-t-il, dans la réalité ?
Adolescente, j'ai toujours recherché des relations vraiment passionnelles avec les garçons et les filles. Je n'ai jamais vécu ces désirs. C'est vrai aussi que j'ai toujours un jugement plus "méchant" sur les femmes. J'ai du mal à vivre avec elles des relations passionnantes... Il y a certainement un rapport très direct avec la mère dans tout ça. (silence) Ces relations profondes avec les femmes doivent passer par l'amour, et je me l'interdis... Ce n'est pas simple d'expliquer ça. De toute façon, j'ai un réel problème de communication avec les femmes comme avec les hommes. (silence) Je pense qu'une relation très dense avec une femme doit passer par une relation physique dont je n'ai pas envie... Peut-être dans certains fantasmes, mais pas dans la réalité des choses. Donc je refuse tout ça complètement.


Avez-vous déjà songé à la psychanalyse ?
J'y ai pensé, mais je n'ai jamais passé le cap. En revanche, j'aimerais pénétrer un milieu psychiatrique ; je crois que cela relève d'un voyeurisme terrible, mais on pourrait en tirer tellement de choses. J'aimerais aussi voir des moines tibétains, mais ils ne veulent pas de femmes (rires). Je me suis documentée. (silence) Si je n'avais pas été Mylène Farmer, j'aurais aimé élever des singes. C'est une façon pour moi d'échapper à la normalité, cette réalité qui me fait peur.


Ne craignez-vous pas que ce "monde parallèle" qui vous protégerait de la réalité - mais aussi vous en éloignerait - ne devienne étouffant, plus encore que cette réalité que vous voulez fuir ?
Certainement. Mais c'est ça ou le suicide ; il faut choisir... et j'ai choisi. On essaie tous désespérément de croire en quelque chose, de lutter. J'ai un besoin constant d'occuper mon esprit et mon corps, mais ça devient de plus en plus difficile pour moi. Ma plus grande angoisse dans tout ce que j'ai entrepris serait justement de ne plus pouvoir penser. (silence) Je pense être plutôt fragile, mais je crois être forte, aussi. Je veux bien donner et encaisser des coups, mais si je dois m'effondrer, je le ferai sans personne, sans un regard. Aujourd'hui, je suis de plus en plus sévère, y compris avec moi-même.
J'aimerais qu'on dise de moi ce que Mary Shelley écrivait d'elle-même : "Je ne suis pas de celles qu'on aime, mais celles dont on se souvient". C'est très prétentieux, mais j'adore cette formule...

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