Mylène
Farmer : Les journalistes font leur métier
comme des cochons. Ils ne respectent rien et surtout pas la personne
qu'ils ont en face; Quelquefois, ça peut se passer
très mal. Mais en général, on a su
parler de moi avec justesse, en bien ou en mal... Je hais les
magnétophones parce qu'il y a des mots, des
pensées que j'aimerais effacer; avouez que c'est
malgré tout une jouissance pour vous...
Laurent
(Boutonnat)
et moi, on s'est rencontrés un jour sur Maman a tort : il
m'a vue,
assise sur une chaise, et m'a prise pour un petit oiseau un peu
psychiatrique, bizarre... Ensuite, ça a
été une succession de
découvertes entre lui et moi. Il est très
difficile de dresser son
portrait. Je pense que c'est quelqu'un d'une grande éthique
morale,
d'une grande droiture... Mais il a aussi ce trait commun avec moi
d'être caractériel : il peut passer de moments
d'extase à des moments
d'anéantissement en deux minutes. On voudrait nous voir en
couple dans
la vie privée, mais ça ne regarde personne. Il a
d'autres exigences ;
sa vie, c'est le cinéma et la chanson. Je n'ai pas
à me justifier
vis-à-vis de ceux qui pensent que je suis un produit
conçu par Laurent
Boutonnat. Nous constituons un "mariage" parfait de
complémentarité, de
complicité. Je n'ai pas envie de travailler avec quelqu'un
d'autre que
lui, mais j'espère pouvoir vivre d'autres
expériences. Et si un jour je
viens au cinéma, il y aura peut-être divorce.
Laurent a un projet de
long-métrage ; il a un scénario
déjà écrit et j'accepterais
consciemment le danger d'être à nouveau
associée à lui avec qui je suis
dans un confort total. J'aime la façon dont il filme, dont
il perçoit
les gens et les visages ; il me connaît très
très bien et je sais qu'il
ne me trahira pas.
Je chante pour essayer de donner un sens à ma vie...
(silence) Ce n'est pas facile ! Pour les morceaux d'un album, j'ai
besoin avant tout d'une musique sur laquelle mes mots vont se greffer.
(Laurent) Boutonnat va en studio, puis j'effectue mon travail
d'écriture dans l'isolement. L'évolution entre
les deux albums (Cendres
de Lune et
Ainsi soit je...) a été pour moi, la
découverte de l'écriture... Je me suis aussi
découverte, comme si je m'étais
moi-même déflorée. C'était
presque un viol... Mais c'était fondamental ; si je n'avais
pas découvert l'écriture et cette
façon de m'exprimer, je pense que je ne serais pas
là, aujourd'hui... Je n'ai pourtant pas le sentiment
d'écrire des chansons à messages, si ce n'est
pour démolir les tabous ; ce sont des thèmes qui
me passionnent. J'agis vraiment comme je l'entends en parlant de sujets
souvent occultés, tels la mort, le désespoir...
des thèmes rarement abordés par les auteurs
français ; Gainsbourg en a usé et
abusé... Mais c'est l'un des rares. Je ne calcule pas ce
genre d'idées ; ce sont des choses très proches,
qui me viennent naturellement. Depuis que j'ai commencé ce
métier, je n'ai jamais agi dans le sens du commercial,
jamais fait aucune concession, même si ça n'a pas
été facile...
Rockland : Comment
expliquez-vous cette fascination pour de tels sujets
?
Il y a certainement une part d'éducation religieuse pendant
laquelle on apprend à rejeter tous ces tabous, on n'en parle
pas... J'ai aussi eu très peu de dialogue avec mon milieu
familial, beaucoup de questions sont restées sans
réponses et cela correspond maintenant chez moi à
une volonté de ne pas constamment se voiler la face comme le
font beaucoup de gens.
N'est-ce pas aussi
une "image" destinée à brouiller les pistes, pour
donner l'impression d'une variété originale et
plus surprenante... ?
Toutes ces "perversités" que j'interprète sont
profondément ancrées en moi. Sans
contrefaçon, c'est vraiment quelque chose que
j'ai vécu ; je me souviens, à l'âge de
12 ans, avoir un jour mis un mouchoir dans mon pantalon... Je pense que
j'aurai toujours ces sentiments en moi, mais qu'ils vont
évoluer au fil du temps.
Pourtant, une
partie du public semble prendre avec beaucoup de
légèreté ces tiraillements
intérieurs...
Cela ne me dérange pas. Ils dansent sur mes chansons, c'est
très bien. Chacun y trouve ce qu'il veut, c'est un risque
à courir, je l'accepte. Je serais certainement plus
sévère si j'avais à écrire
un livre.
Comment vivez-vous
la célébrité ?
L'aspect des choses le plus oppressant, le plus difficile pour moi, est
d'être là, à répondre
à vos questions... Mais j'ai toujours voulu être
célèbre. Cela dit, je
préfère prendre des calmants lorsque je sais que
deux journalistes vont me poser des questions, me demander des
justifications... Il y a beaucoup d'appréhension avant une
interview ; on attend tellement de choses de moi, je dois
être performante dans toutes mes réponses et
ça m'est difficile... Dans le métier proprement
dit, je n'ai pas beaucoup d'amis. Il y a des gens que je croise dans
les couloirs, des personnes qui ont ma sympathie et
réciproquement, des artistes que j'aime bien, mais je n'ai
jamais réellement dialogué avec quiconque, si ce
n'est (Alain) Chamfort et un peu Lio.
Et dans le
privé ?
Il y a très peu de personnes près de moi. Ma
photographe, et un jeune homme qui fait plein de métiers
différents et que j'aime beaucoup. Voilà, c'est
tout.
L'argent a-t-il une
importance capitale pour vous ?
Je gagne de l'argent, c'est normal quand on vend des disques... Mais
est-ce vraiment intéressant ? Ce n'est pas une jolie
question...
(Le
cinéma):
J'ai toujours rêvé d'images avec les mots et le
clip est un bonheur. J'aime tous ceux que Laurent (Boutonnat) a mis en
scène. En ce qui concerne le dernier, mes
réactions sont trop personnelles pour que je puisse les
dévoiler. Laurent a écrit le scénario
et j'ai laissé faire la construction. C'est vrai qu'il a
coûté très cher (3 millions de francs,
annonce-t-on, ndlr), et on peut penser à une folie douce ;
mais justement, la seule liberté au monde, c'est la folie.
Il est déjà difficile de donner un sens
à sa vie... De toute façon, c'est nous qui
mettons l'argent dans nos clips; ça ne me gêne pas
de devoir manger des pâtes tous les soirs pour m'offrir cette
folie. Je sais qu'un jour il faudra revenir à une
sobriété totale, car la barre est
placée de plus en plus haut... J'aime beaucoup plus les
images que les actes... J'aime la notion de provocation. La
nudité dans mes clips n'est pas si facile que ça
; ils ne sont pas si sexuels. Je pense plus à l'oeuvre d'un
peintre ou d'un sculpteur... J'ose espérer que tout ce qui a
été dévoilé
jusqu'à maintenant a toujours été
essentiel à l'histoire. Mais à présent
ça suffit ; on attend toujours d'une femme de voir son corps
nu. (silence) De toute façon, le cinéma, je me
dis que je dois y venir, sinon j'en mourrai. J'ai eu des propositions,
mais ça n'est pas encore le moment. J'aimerais me plonger
dans un univers proche de celui de mes chansons ; c'est
peut-être un piège, mais je ne me vois absolument
pas jouer des comédies ! Si j'avais un rôle
à reprendre, ce serait dans La fille de Ryan de
David Lean. J'aimerais aussi aller vers Louis Malle, Jean-Jacques
Annaud, Polanski... Malgré tout, j'aurais peur de m'en
remettre à quelqu'un d'autre, c'est pourquoi mon choix sera
très pensé : soit ça marchera, soit on
me coupera la tête. C'est vraiment quelque chose qui me
torture l'esprit.
Vous semblez
vraiment anxieuse, toujours
désécurisée, torturée...
Là encore, est-ce une image que vous vous donnez pour mieux
servir le "personnage" Mylène Farmer ?
Je déteste ces questions ! (Elle rit pour la
première fois, puis long silence) Je ne sais pas
répondre à ça. Je donne l'image de ce
que je pense être dans la vie. Je crois que mon public est
composé de beaucoup de gens mal dans leur peau qui ont envie
d'entendre autre chose que "la vie est belle, tout va bien"... Je pense
instaurer un dialogue avec eux à travers mes chansons...
(silence) Mais c'est vrai que je me sens torturée en tant
qu'être humain, cela me paraît tellement
évident, j'aimerais ne plus avoir à
répondre à ce genre de questions. Ça
semble logique ; ma vie est pesante. (silence) Mais à
côté de ça, je ressens de
façon magistrale les choses qui paraissent futiles
à d'autres. (long silence) Je trouve beaucoup de joie dans
la lecture d'un livre. C'est comme une jouissance. Mais tout cela
semble confus, je voudrais savoir aller à l'essentiel.
Comment vous
trouvez-vous physiquement ?
Je ne m'aime pas beaucoup. C'est certainement mieux à
l'écran, car il y a les artifices. Je me vois
moi-même en pensant à une peinture pour laquelle
l'artiste ne serait pas allé jusqu'au bout ; et il ne
l'aurait pas aboutie, il lui manque quelque chose. (silence) Je redoute
la déchéance physique. Edgar Poe a dit : "La vie
est une longue tragédie dont le héros est le ver
conquérant". J'ai peur de vieillir. Pas encore
énormément aujourd'hui ; mais ça
viendra, je le sais...
Vous imaginez-vous
à 40 ou 50 ans ?
Je serai très mal. Vieillir me fait très peur.
Avec le temps, on ne peut plus vous accorder une certaine
fragilité, une certaine innocence. La fuite du temps me
persécute et j'ai une boulimie qui me pousse à ne
jamais arrêter de bouger... En aucun cas je ne veux penser
aux vacances ou songer à autre chose qu'à mon
métier. (silence) On est toujours en quête de
quelque chose. La mort est présente dans l'existence de
chacun de nous, mais c'est une obsession étouffante pour
moi. Je crois qu'on a besoin de croire en quelque chose, et c'est bien
là notre faiblesse. Ce n'est pas la mort qui m'effraie,
c'est "l'après mort" ; pour moi, il n'y a rien
après. Ce n'est pas du tout la prolongation de la vie. Je
pense que si on n'a pas peur de la vie, on ne doit pas avoir peur de la
mort...
On dit que vous
avez maudit votre mère de vous avoir mis au monde...
Chaque mère est infanticide et cela m'effraie. J'ai toujours
cette pensée aujourd'hui, mais elle est sans doute moins
douloureuse, moins présente. J'ai l'impression d'avoir
méconnu mon enfance ; je n'en ai pas de souvenirs.
Ça a été pour moi une
période difficile. L'adolescence est quelque chose de
terrible, sans rien d'apparent. J'ai pourtant eu des parents normaux et
je viens d'un milieu aisé... Ma carrière n'est
même pas parvenue à me
rééquilibrer. C'est vrai qu'on vit mieux avec le
succès, mais toutes ces angoisses
extériorisées et vendues à des
milliers de personnes n'arrangent vraiment rien... J'ai ce paradoxe
d'être introvertie et de me projeter à
l'avant-scène. J'ai le sentiment d'être
paranoïaque depuis très longtemps, et le
succès n'a vraiment rien changé à
ça. Les gens m'ont toujours fait peur. Je ne crains pas de
décevoir, mais je n'ai pas envie de montrer à
tout le monde certaines choses de moi. Je ne sors presque jamais. Je
vais de temps en temps au restaurant, au cinéma, mais
ça m'est toujours très difficile. (silence) J'ai
toujours préféré vivre dans mon
univers, avec des singes. C'est vraiment un drôle de contact,
très proche du contact maternel ; j'ai deux singes chez moi,
c'est comme si j'avais deux "enfants".
Façon,
justement, d'éviter d'en avoir... ?
Aujourd'hui, je vous affirmerai que oui. (silence pesant) Je crois que
je n'en aurai jamais : ça me ferait beaucoup souffrir...
Dans les
vidéos, on vous voit souvent avoir des rapports vraiment
passionnels, en bien ou en mal, avec des femmes. Cela se
vérifie-t-il, dans la réalité ?
Adolescente, j'ai toujours recherché des relations vraiment
passionnelles avec les garçons et les filles. Je n'ai jamais
vécu ces désirs. C'est vrai aussi que j'ai
toujours un jugement plus "méchant" sur les femmes. J'ai du
mal à vivre avec elles des relations passionnantes... Il y a
certainement un rapport très direct avec la mère
dans tout ça. (silence) Ces relations profondes avec les
femmes doivent passer par l'amour, et je me l'interdis... Ce n'est pas
simple d'expliquer ça. De toute façon, j'ai un
réel problème de communication avec les femmes
comme avec les hommes. (silence) Je pense qu'une relation
très dense avec une femme doit passer par une relation
physique dont je n'ai pas envie... Peut-être dans certains
fantasmes, mais pas dans la réalité des choses.
Donc je refuse tout ça complètement.
Avez-vous
déjà songé à la
psychanalyse ?
J'y ai pensé, mais je n'ai jamais passé le cap.
En revanche, j'aimerais pénétrer un milieu
psychiatrique ; je crois que cela relève d'un voyeurisme
terrible, mais on pourrait en tirer tellement de choses. J'aimerais
aussi voir des moines tibétains, mais ils ne veulent pas de
femmes (rires). Je me suis documentée. (silence) Si je
n'avais pas été Mylène Farmer,
j'aurais aimé élever des singes. C'est une
façon pour moi d'échapper à la
normalité, cette réalité qui me fait
peur.
Ne craignez-vous
pas que ce "monde parallèle" qui vous protégerait
de la réalité - mais aussi vous en
éloignerait - ne devienne étouffant, plus encore
que cette réalité que vous voulez fuir ?
Certainement. Mais c'est ça ou le suicide ; il faut
choisir... et j'ai choisi. On essaie tous
désespérément de croire en quelque
chose, de lutter. J'ai un besoin constant d'occuper mon esprit et mon
corps, mais ça devient de plus en plus difficile pour moi.
Ma plus grande angoisse dans tout ce que j'ai entrepris serait
justement de ne plus pouvoir penser. (silence) Je pense être
plutôt fragile, mais je crois être forte, aussi. Je
veux bien donner et encaisser des coups, mais si je dois m'effondrer,
je le ferai sans personne, sans un regard. Aujourd'hui, je suis de plus
en plus sévère, y compris avec
moi-même.
J'aimerais qu'on dise de moi ce que Mary Shelley écrivait
d'elle-même : "Je ne suis pas de celles qu'on aime, mais
celles dont on se souvient". C'est très
prétentieux, mais j'adore cette formule...