Mylène Farmer - Interview - Télé 7 Jours - 02 mars 1992
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Date02 mars 1992
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Média / PresseTélé 7 Jours
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Interview parMartine Bourrillon
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Fichiers
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Catégories interviews
Mylène Farmer : J'avais choisi de dévoiler mon moi intime beaucoup plus impudiquement que sur mes albums précédents, où je me masquais derrière le jeu ou la provocation. C'est important de se sentir vraiment reconnue dans ses émotions.
Télé 7 Jours : Vous y puisez une nouvelle confiance en vous ?
Mylène Farmer : Je ne voudrais pas avoir l'air de me plaindre. J'ai la très grande chance, par rapport à beaucoup de gens, d'avoir réussi à faire ce que j'avais envie de faire, de la façon que j'avais choisie et d'y rencontrer le succès. Cela ne signifie pas pour autant que ce succès m'a débarrassée de toute inquiétude par rapport à moi-même ou par rapport à ma carrière.
Télé 7 Jours : L'inquiétude du "sommet" ?
Mylène Farmer : La peur, bien sûr, une prochaine fois, de ne pas faire aussi bien, celle de décevoir un public qui s'identifie et attend beaucoup de moi. Mais dans ces lendemains qui m'attendent, ce qui me terrifie encore davantage, ce serait de ne plus rencontrer que la tiédeur. Quand on a connu des moments aussi inoubliables, on en espère de plus forts encore. On ne peut pas se contenter de se répéter, il faut aller encore plus loin. Se mettre en danger.
Télé 7 Jours : Jouer sa carrière à quitte ou double, quitte à la mettre en péril plutôt que la consolider ?
Mylène Farmer : S'il ne s'agissait que de vendre de plus en plus d'albums, j'aurais cédé aux sollicitations de ma maison de disques. J'aurais visé le marché étranger. Jusqu'ici, j'ai refusé parce que je ne veux pas être aimée sans être comprise. Je ne veux pas non plus chanter dans des langues dans lesquelles je ne suis pas capable d'exprimer mes émotions. Je viens de passer deux mois, seule, à Los Angeles pour parfaire mon anglais et parvenir à m'exprimer dans cette langue. Je continue à travailler à Paris.
Télé 7 Jours : Un jour, peut-être ?
Mylène Farmer : Si je me sens prête... J'ai la chance de pouvoir gérer ma carrière comme je le sens. Je ne suis pas obligée de sortir un album tous les deux ans. Le prochain verra le jour quand j'aurai des choses à dire. Pour le moment, c'est à travers l'image que j'ai envie de m'exprimer. J'ai en projet un film, un long métrage, avec Laurent Boutonnat. Les dates du tournage ne sont pas encore arrêtées. Je sais que je ne m'attellerai à rien d'autre tant que je n'aurai pas réalisé cette envie-là.
Télé 7 Jours : Vous avez affirmé un jour "Si je ne fais pas de cinéma, j'en mourrai". C'est peut-être un peu exagéré !
Mylène Farmer : J'ai sans doute dit les choses ainsi. Toutefois, si l'on extrait la phrase de cette conversation, c'est certainement très exagéré. Je voulais dire que j'avais besoin, après ces succès, de me trouver dans une situation où je suis tenue de m'étonner moi-même. J'ai envie de me découvrir dans le regard d'un autre, de me surprendre là où je ne m'attends pas. De donner au lieu de contrôler.
Télé 7 Jours : Vous limitez les risques en travaillant avec Laurent Boutonnat, qui a réalisé tous vos clips et vous connaît par cœur.
Mylène Farmer : J'ai songé à travailler sous la direction d'autres metteurs en scène. J'ai lu les scénarios qui m'étaient proposés et je n'en ai pas trouvé qui satisfaisaient mon exigence. Laurent, lui, me propose un défi qui me parait plus intéressant.
Télé 7 Jours : Jusqu'ici, vous avez toujours tout contrôlé. C'est toujours vous qui choisissez le contenu des clips qui illustrent vos chansons. Dans le dernier, vous reprenez des thèmes des précédents : l'ambiguïté sexuelle (une femme qui boxe), les relations sado-masochistes. Mais cette fois-ci, vous les traitez avec distance, avec humour. Pour dire au revoir à ce qui a fait un moment votre singularité ?
Mylène Farmer : Je n'y avais pas songé, mais c'est peut-être vrai. J'aime contrôler jusque dans le plus petit détail chacune de mes réalisations. Mais contrairement à ce que l'on a prétendu, je suis tout à fait incapable de calculer. J'écris une chanson ou je choisis le thème d'un clip en partant d'une émotion, d'une envie. Je n'analyse pas les raisons profondes de ces désirs. Si je les connaissais aussi bien que cela, je cesserais sans doute de faire ce métier.
Télé 7 Jours : Est-ce pour protéger ce mystère que vous vous faites si rares dans les interviews ?
Mylène Farmer : Par nature, je suis pudique et j'ai le plus grand mal à parler de moi-même. En dehors de quelques très intimes, peu de gens entendent le son de ma voix. Alors, aller parler de moi devant des milliers de gens... Les mots que j'écris sont mes confidences.
Télé 7 Jours : Et la rareté de vos apparitions à la télévision ?
Mylène Farmer : Elle n'est pas liée à mon désir "d'entretenir" le mystère ou le manque, mais à mon exigence. Je ne vois pas pourquoi j'accepterais que l'extrême rigueur dont je fais preuve dans mon métier, qu'il s'agisse d'enregistrer un titre ou de faire réaliser un clip, soit la proie de la négligence au niveau de la prise de son ou de la prise de vue. Je ne l'ai jamais accepté, alors même que je n'étais pas connue. J'ai d'autant moins le devoir d'accepter des conditions qui ne me conviennent pas.
Télé 7 Jours : Vous contrôlez aussi les photos à paraître de vous. Vous ne vous supportez qu'effacée à l'extrême, pas un maquillage et des lumières poussées. Vous ne vous aimez pas telle que je vous vois, avec plutôt bonne mine ?
Mylène Farmer : Je n'aime toujours pas beaucoup me regarder, mais je fais des progrès. J'avais décidé de laisser à un photographe, dont on m'avait vanté le talent le soin de faire de moi une série de photos où je m'en remettais totalement à sa vision. La résultat a été assez décevant. Je n'ai pas, pour autant, décidé de renoncer à tenter une nouvelle expérience.
Télé 7 Jours : Au résultat, on ne connaît de vous que ces images que vous voulez bien donner. Vous existez pourtant en dehors de votre métier.
Mylène Farmer : L'essentiel de ma vie tourne autour de lui, mais j'ai aussi d'autres pôles d'intérêts. Je vais très souvent au cinéma. Je lis beaucoup. Je suis de très près l'actualité, même si, comme beaucoup de gens, j'ai du mal à me passionner pour le spectacle lamentable que proposent les hommes politiques. Je regarde la télévision.
Télé 7 Jours : Et vous y regardez quoi ?
Mylène Farmer : Les actualités, tous les reportages, les débats, parce qu'au-delà du spectacle, on découvre des hommes. J'ai une particulière affection pour les émissions de Jean-Marie Cavada. J'admire son intelligence, sa générosité, son ouverture d'esprit, qui lui permettent de nous donner à rencontrer des hommes de tous horizons, de les rendre intelligibles même aux non initiés.
Télé 7 Jours : Y a-t-il des personnages que vous rêvez de rencontrer ?
Mylène Farmer : J'ai une très grande admiration pour Cioran. Pour le chemin qui a mené ce philosophe à dépasser le pessimisme profond de ses premiers écrits pour parvenir aujourd'hui à une sagesse qui n'exclut pas la lucidité. Son parcours est un modèle pour moi. A son exemple, j'essaie de combattre en moi une tendance au cynisme qui me déplaît.
Télé 7 Jours : Avez-vous essayé de le rencontrer ou au moins de lui écrire ?
Mylène Farmer : Je ne sais pas aller vers les gens qui me fascinent. J'ai le sentiment de ne rien avoir à leur apporter. En revanche, j'ai bien aimé participer il y a déjà quelques temps, à l'émission de Michel Denisot, "Mon Zénith à moi". Elle permet à des artistes de faire connaître des personnages qu'ils ont aimés. C'est une émission qui ne pardonne pas. On s'y découvre dans ses choix. J'ai adoré celles offertes à Maurice Pialat ou à Fabrice Luchini.
Télé 7 Jours : Si vous deviez la refaire, qui mettriez-vous à l'honneur ?
Mylène Farmer : Un écrivain, Michel Benoît, dont je viens de lire le livre (Prisonnier de Dieu, ndlr) et qui, après avoir choisi d'être moine à 22 ans, s'est retrouvé congédié de son ordre, après lui avoir consacré vingt et un ans de sa vie.
Télé 7 Jours : Vous croyez en Dieu ?
Mylène Farmer : Je me suis beaucoup intéressée aux différentes religions. Je ne sais pas s'il y a un Dieu, mais je crois qu'il existe quelque chose, un au-delà.
Télé 7 Jours : Et des causes qui méritent que l'on s'y engage ?
Mylène Farmer : J'ai la plus profonde admiration pour les gens qui se dévouent pour des causes humanitaires. J'avoue que j'ai eu du mal, jusqu'ici, à savoir pour laquelle prendre partie. Mais je viens de décider d'intervenir en collaborant à la réalisation d'un disque au bénéfice de la lutte contre le sida. Parce que cette maladie qui punit de mort l'amour, me paraît être la plus insupportable injustice.
Télé 7 Jours : Vous allez écrire un texte pour inciter à la prévention ?
Mylène Farmer : Les gens savent. Je pense qu'un artiste communique autrement que par un discours rationnel. Faire partie de ceux qui se mobilisent et abandonnent leurs droits au bénéfice de cette cause ma paraît aussi efficace, et plus pudique.
Télé 7 Jours : Ne pensez-vous pas que sur ce sujet, les campagnes de publicité manquent peut-être leur objectif ?
Mylène Farmer : Il n'est pas nécessaire d'expliquer pour toucher. La campagne anglaise où, pour dénoncer le massacre des bébés phoques on montrait un manteau de fourrure dégoulinant de sang, me semble beaucoup plus dissuasive que tous les discours.
Télé 7 Jours : Vous êtes toujours aussi attachée à la cause des animaux ?
Mylène Farmer : Je les aime passionnément. Je vis toujours avec mes deux singes capucins. Cette relation, qui se passe de mots mais pas de langage, ne cesse de m'émouvoir. Ils sont très différents. L'un cherche le contact, il vient toucher, caresser, prend le visage dans les mains ; l'autre reste à l'écart, replié sur lui-même, attendant que l'on vienne à lui. Comme deux faces de moi-même.
Télé 7 Jours : N'avez-vous jamais songé à vous prolonger à travers un enfant ?
Mylène Farmer : Dire que je ne rêve pas, comme toutes les femmes, d'avoir un jour un enfant, serait un mensonge. Mais justement, cette idée de me prolonger à travers un être me terrifie. J'ai très peur de retrouver en cet enfant des visages de moi-même que je n'aime pas.
Télé 7 Jours : Peut-être faut-il être soi-même en paix avec son enfance. Vous n'avez pas aimé la vôtre, ni votre adolescence. Avez-vous pardonné à ceux qui vous ont fait souffrir ?
Mylène Farmer : J'ai pardonné mais je n'ai pas oublié et je ne suis pas encore arrivée au point où l'on peut regarder avec tendresse les souffrances subies.
Télé 7 Jours : Elles vous ont surtout appris à être celle que vous êtes devenues.
Mylène Farmer : J'ai appris, mais on ne m'a rien appris. Les réponses, je ne les ai jamais eues et elles me manquent toujours. J'ai appris à reconnaître les situations capables de me faire souffrir, mais je suis toujours aussi fragile face aux coups que l'on me porte encore de tous côtés.
Télé 7 Jours : On s'attendait à ce que vous soyiez élue interprète de l'année aux Victoires de la Musique.
Mylène Farmer : Ne pas être choisie, cela fait partie du jeu. Ce qui me fait souffrir, en revanche, ce sont les malveillances gratuites. On peut ne pas aimer ce que je fais, pas me suspecter de manquer de sincérité.
Télé 7 Jours : Vous vous protégez comment ?
Mylène Farmer : En choisissant soigneusement les gens qui m'entourent. Quand j'ai confiance, je me livre, je me moque de moi-même. Sinon, je me tais.
Télé 7 Jours : Cette méfiance laisse-t-elle la place pour l'amour ?
Mylène Farmer : C'est une question à laquelle je ne sais pas encore répondre. Il est vrai que chez moi, l'attirance se double de rejet et que ma manie de tout vouloir contrôler ne simplifie pas forcément les choses. Je ne saurais avoir une relation avec quelqu'un en dehors de mon métier. Pour m'aimer, il faut partager ma passion.
Télé 7 Jours : La partager ou s'y soumettre ?
Mylène Farmer : Sans doute s'y dévouer. J'ai du mal, là encore, à m'abandonner sans contrôler.
Télé 7 Jours : Vous supporteriez mal de ne pas être au centre de tout l'intérêt de l'être aimé ?
Mylène Farmer : Je me le reproche, mais je n'y arrive pas. Je suis si exclusive !