Télé
7 Jours : Depuis deux ans vous avez disparu. On disait :
"Mylène fait son film." Le film, c'est Giorgino, film romantique en pleine
guerre de 14-18 où vous jouez le rôle d'une jeune
fille un peu autiste, élevée au milieu
d'orphelins rejetés du monde. Ce film était-il si
important pour que vous lui sacrifiez deux grandes années de
votre carrière ?
Mylène Farmer : Le cinéma était devenu
essentiel pour moi. On m'a même entendue dire : "Si je ne
fais pas de cinéma, j'en mourrai". C'était sans
doute un peu exagéré, mais cela traduisait ce que
je ressentais à ce moment-là. La
nécessité de sortir de moi-même, de me
regarder vivre à travers un autre personnage.
Par lassitude
d'être devenue un personnage dont on attendait trop ?
D'être un personnage qui ne parvenait toujours pas
à s'aimer, malgré tout l'amour que j'ai
reçu du public. Cette envie de cinéma,
c'était très ancien. A 16 ans, quand j'ai admis
que l'équitation, que je pratiquais avec passion, ne serait
pas mon métier, j'ai voulu me lancer dans le
théâtre. Par un besoin de sortir du lot
peut-être... plus sûrement par envie de me regarder
dans le regard des autres.
La chanson est
venue un peu par hasard.
Quand j'ai rencontré Laurent Boutonnat, il avait
écrit avec un ami Maman a tort. Il
m'a proposé de chanter cette chanson. J'ai
accepté comme un rôle d'actrice. C'est plus tard
que je me suis aperçue que j'aimais écrire et
m'exprimer par des chansons. Tout s'est enchaîné.
Le désir de jouer la comédie, lui,
était toujours là.
Auriez-vous
accepté de débuter au cinéma,
dirigée par un autre que Laurent Boutonnat ?
Cela a failli. Hélas, pour des raisons de date, je n'ai pas
pu accepter. Ensuite, le film de Laurent a été
tellement long à monter... Finalement, cela me rassurait un
peu de tourner mon premier film sous la direction de Laurent. J'avais
confiance en son talent, en son amitié. Je savais qu'il ne
laisserait rien passer, qu'il ne me permettrait pas de l'à
peu près.
Avec quelqu'un que
l'on aime beaucoup, on peut avoir peur de blesser par des
réticences. On peut craindre de décevoir.
D'autant plus qu'avec Laurent, nous nous connaissons si bien qu'il
n'est pas nécessaire de nous dire les choses clairement pour
savoir ce qu'en pense l'autre. Ce tournage a été
terriblement pénible.
En raison des
conditions de tournage : cinq mois en ex-Tchécoslovaquie,
dont une bonne partie, l'hiver, dans les montagnes de Slovaquie ?
C'était assez rude. Courir des après-midi entiers
par moins vingt degrés, dans la neige ou sur la glace avec
des petites robes serrées. Mais ça n'est pas le
côté 'physique' du tournage qui a
été le plus dur. Le plus pénible, ce
sont ces sentiments de doute, de solitude que j'ai
éprouvés. Parce qu'il avait à porter,
sur ses seules épaules, toute la responsabilité
du tournage, Laurent se protégeait du dialogue. Il me
donnait des indications pour la scène et me laissait seule
avec mes angoisses, exigeant beaucoup plus de moi que des autres. A
certains moments, ma tension était telle que j'ai violemment
explosé, ce qui m'arrive rarement quand je travaille.
Quelles ont
été les scènes les plus difficiles ?
Celle où mon partenaire s'efforce de me ranimer, celle
où je me pends. Jouer des scènes où
l'on mime sa mort est très éprouvant. Ce sont les
seules scènes que j'ai demandé à voir
sur la petite télévision de contrôle
où le réalisateur regarde la scène
qu'il vient de tourner.
Vous refusiez de
regarder au fur et à mesure ?
Après les scènes, je n'avais plus qu'une envie :
aller me cacher. Quand on sort de soi ce que l'on ne s'autorise pas
à laisser voir dans la vie de tous les jours, il faut un
moment pour se reprendre, pour ne pas imposer aux autres, une fois le
mot "coupez" prononcé, l'indécences de ses
pulsions secrètes. C'est très fatigant, aussi,
cette extériorisation de soi, très violent.
Catherine, votre
personnage, est à moitié autiste. Comment vous
êtes-vous préparée pour ce personnage ?
J'ai demandé à un ami psychiatre l'autorisation
d'assister à des consultations de malades mentaux. Pour
saisir, par exemple, leur façon de se mouvoir : ces mains
qui s'agitent pendant que le regard vous traverse sans vous voir.
C'est un monde que
vous découvriez ?
Celui de la maladie mentale, oui. En revanche, les hôpitaux
d'enfants, je connaissais. Quand j'avais 11, 12 ans, dans le cadre du
catéchisme, je me suis rendue avec ma classe au chevet
d'enfants lourdement handicapés. J'y suis ensuite
retournée assez longtemps.
C'est une
expérience qui vous a marquée.
C'est à cette expérience que je dois mon
impossibilité à jamais de me sentir
complètement heureuse. Le sort de ces enfants
condamnés a fait naître en moi une
colère dont je ne me débarrasserai, je crois,
jamais. Il m'a rendue irrémédiablement pessimiste.
Vous avez, en
tournant ce film, réalisé un de vos plus chers
désirs, et ça ne s'arrange pas !
J'ai honte de le dire, mais j'ai l'impression que plus j'avance, plus
j'ai peur. C'est comme une spirale qui m'aspire.
Vous avez pourtant
des projets ?
J'ai très envie de travailler de nouveau sur un album. J'en
ressens impérieusement la nécessité.
Je sais qu'au début de l'an prochain, je me retrouverai en
studio et je piaffe d'impatience. Comme toujours, plus
l'échéance approche, plus j'ai de doutes sur la
validité de mon désir de rechanter.
Et la
scène ?
On ne peut pas chanter sans penser à la scène. Un
moment, j'ai songé que je n'y remonterais plus jamais. Le
plaisir avait été si violent que je ne voyais pas
comment je pourrais renouveler ce plaisir une autre fois. Le
désir m'en est revenu. Là encore, je me dis : "Ce
sera la dernière fois". C'est du moins ce que je pense
aujourd'hui. Je ne suis sûre de rien. J'ai du mal
à me projeter dans le futur.
Le
cinéma, vous y goûterez de nouveau ?
Je l'espère car, ce dont je suis certaine, c'est que je
l'aime définitivement !
En dépit
de la souffrance ?
Avant de jouer, c'est l'horreur et, en même temps, c'est une
jouissance que de surmonter l'insurmontable. La peur est mon moteur. Je
vis très mal les moments, comme celui-ci, où je
ne fais rien.
Comment vivez-vous
votre oisiveté ?
Je ne la vis pas, je la subis. Je n'en peux plus d'attendre. Pendant le
montage du film, l'attente m'était devenue si insupportable
que j'ai fui. Je ne trouve le repos qu'en voyage. Je suis
allée passer un mois à Bali. Je rêve de
Bornéo, de Madagascar. Sous des cieux très
différents, au milieu de gens, au contact de cultures
à l'opposé de la mienne je m'oublie un peu, je
vis moins mal.
Qu'attendez-vous de
la sortie de ce film ?
Je n'attends rien. J'aimerais que les gens l'aiment parce que je trouve
que c'est un beau film mais, pour moi, je n'attends rien de
précis. Simplement, je suis heureuse de ce film. Vous avez
remarqué le mot ? Heureuse, j'ai dit "Heureuse" ! Ce n'est
pas exactement le mot, mais vous pouvez l'écrire...