TV Hebdo : L'autre..., c'est d'abord une pochette
insolite, où vous apparaissez un corbeau sur
l'épaule. Comme un nouvel hommage à Edgar Poe ?
Mylène Farmer : Je me méfie des justifications a
posteriori d'un artiste. Simplement, le corbeau s'est imposé
à cause de son aspect paradoxal.
Considéré comme un oiseau de mauvais augure, il
est, dans ce cas, protecteur. D'ailleurs, en Afrique noire, c'est le
symbole de cet animal. Et, dans La
Genèse, Noé ne l'utilise-t-il pas
comme messager? J'aimais ce paradoxe, cette opposition de sa noirceur
et de ma blancheur...
TV Hebdo : Hier,
vous chantiez "L'Enfer, c'est les autres", et aujourd'hui vous
célébrez L'autre...
Mylène Farmer : Avant, à cause de mes angoisses,
le réel ne m'intéressait que par rapport
à moi, à mes sentiments. Aujourd'hui, j'ose un
peu plus donner à l'autre. Indéniablement, c'est
la scène qui m'a changée. J'ai
découvert l'attente du public, des autres faces à
moi.
TV Hebdo :
S'ouvrant par Agnus
Dei, ce disque semble plus marqué par une
évocation d'un dieu ?
Mylène Farmer : Comme avant, je crois qu'il est, au
contraire, présent et terriblement absent. Sans doute, plus
on vieillit et plus cette idée vous hante. Mais j'ai plus de
cynisme et de dégagement face à tout
ça.
TV Hebdo : Il y a
aussi une plus grande violence comme l'expriment les images du clip
de Désenchantée,
réalisé par Laurent Boutonnat ?
Mylène Farmer : C'est vrai ! Le plan final du clip montre
ces prisonniers révoltés qui arrivent sur une
colline et voient, à l'infini, cette plaine
immaculée, en Hongrie. Mais, malgré leur
rébellion, il n'y a rien. C'est ce qui me terrifie dans la
vie de tous les jours : on n'a pas le choix. Si l'espoir fait vivre,
comme on dit pour se rassurer, je sais qu'il n'y a pas d'espoir. Alors,
et même s'il n'y a rien, les plus pessimistes se fabriquent
quelque chose.
TV Hebdo : Dans vos
chansons, où le thème de la disparition est
présent, il y a aussi l'ombre du suicide, pourtant jamais
directement évoqué...
Mylène Farmer : ... car je m'interdis de le faire ! Ce
serait indécent. Trop facile. Car je suis
protégée par mon entourage, par ce
succès qui me donne de la force. Ceux qui
m'écoutent n'ont pas toujours, eux, cette
sécurité.
TV Hebdo : Une
chanson s'intitule Psychiatric. Un souvenir de
l'époque où vous rendiez visite à des
malades en hôpital psychiatrique ?
Mylène Farmer : Ce n'était pas en psychiatrie
mais à Garches, dans un service d'enfants
handicapés mentaux. Je devais avoir dix, onze ans et un
professeur de catéchisme nous avait proposé de
l'accompagner dans ses visites. Ensuite, j'y suis retournée
seule souvent. Comment oublier ça ? Notre vie est bien
pauvre et il faudrait aller voir ces gens-là. Mais nous ne
sommes pas assez généreux... Cela dit, l'univers
de la folie ne cesse de me fasciner.
TV Hebdo : Au point
de faire une analyse ?
Mylène Farmer : J'y pense, mais j'ai peur d'une chose : tuer
ainsi toute créativité, toute inspiration chez
moi. Car mes doutes, mes émotions me permettent
d'écrire et de chanter. C’est ma raison
d’être. Et puis, l'idée de la
confession, devant un médecin comme devant un
prêtre, me terrifie.
TV Hebdo : Pourquoi
cette étonnante rencontre avec Jean-Louis Murat
(révélé par le très bel
album Cheyenne Autumn)
dans le duo Regrets
?
Mylène Farmer : Tout s'est passé d'abord par
lettres, une année durant. Je l'attendais, je
l'espérais ; la rencontre ne m'a pas
déçue. Quand nous avons enregistré
cette chanson, qui fut très longue à
écrire, je me suis demandé si Jean-Louis
n'était pas mon double. Comme si nous étions du
même sang.
TV Hebdo : Vous
célébrez encore et toujours mélancolie
et tristesse ?
Mylène Farmer : Pourquoi n'y aurait-il pas un
bien-être dans l'exercice de la mélancolie ?
Après tout, la tristesse est aussi riche que la joie. Et,
avec elle, on réunit autour de soi toute une famille
d'écrivains, de peintres.
TV Hebdo :
Pourriez-vous créer demain sans la présence de
Laurent Boutonnat ?
Mylène Farmer : Je n'ai aucune envie de ne plus partager
avec lui. Je sais que nous avons tous les deux assez
d'honnêteté pour arrêter si nous
n'arrivons plus à échanger quelque chose. Mais
l'idée que l'un des deux puisse disparaître me
fait peur. On a encore tant d'idées en commun...