Interview
croisée de Mylène Farmer et Michel Onfray pour la
promotion du livre L'étoile
polaire.
Interview publiée dans l'hebdomadaire "Le Point" le jeudi 05
novembre 2015 et mis en ligne la veille en début de
soirée pour les abonnés du site internet du
journal.
Interview illustrée par des photos inédites de
Sylvie Lancrenon réunissant la chanteuse et
l'écrivain et prises au Raincy en Seine Saint-Denis le 09
octobre 2015.
Le Point : Comment vous
êtes-vous rencontrés ?
Michel Onfray : Mylène Farmer fait partie des artistes dont
j'aime le travail depuis longtemps. C'est donc à travers ses
chansons que j'ai d'abord fait connaissance avec elle, comme des
millions de gens sur la planète. J'ai
été invité à Radio
Classique, qui m'a demandé de venir avec deux fois trois
choix musicaux : trois références classiques,
trois qui ne l'étaient pas. Mylène Farmer
était dans cette partie de programmation. J'avais choisi Je
te rends ton amour, ce qui m'a valu des messages de femmes qui
croyaient que j'informais la France que j'étais seul,
célibataire et disponible ! Parmi les réactions,
il y eut aussi les habituelles remarques des snobs qui
écoutent en cachette mais font profession publique de
mépriser ce qu'ils adorent en douce... Il y eut
également des étonnements amicaux
mâtinés de politesse : "Ah bon, Mylène
Farmer... Et pourquoi donc ? Tu la connais ?" Non, je ne la connaissais
pas. Mais le message le plus inattendu fut un texto de remerciement
signé "Mylène". Je me suis demandé
quel copain me faisait cette farce. Or c'était vraiment
Mylène Farmer. J'avais été
approché pour un livre d'entretiens avec un psy par
l'éditrice Anne Carrière, qui m'a appris qu'elle
avait publié un livre de Mylène Farmer qui
était un conte avec des dessins de sa main. Je venais de
terminer l'écriture d'un conte, Anne Carrière m'a
fait l'amitié de le proposer à la lecture de
Mylène Farmer, qui a accepté d'y ajouter ses
dessins.
Mylène Farmer : Ma surprise fut grande quand j'ai
découvert que Michel avait choisi une de mes chansons. Et
particulièrement celle-ci, d'ailleurs (Je te rends ton amour,
ndlr). Il est rare qu'un
écrivain, un philosophe, déclare
s'intéresser à ce genre mineur qui fait pourtant
vibrer la planète. J'ai été
profondément touchée et fière. L'homme
de lettres, l'homme des mots, de la pensée, celui qui est
capable d'aborder des sujets complexes avec curiosité et
limpidité. Et qui vous accueille si
élégamment dans sa famille... C'est un cadeau.
Le Point : Que connaissiez-vous
de l'un et de l'autre avant de vous rencontrer ?
Michel Onfray : Les disques... Je n'ai jamais de ma vie mis les pieds
dans un concert qui ne soit de musique classique, et ce, moins par
goût que par manque de temps. Je n'ai donc jamais vu
Mylène Farmer sur scène. Mais ce que j'en ai vu
sur écran m'a impressionné. C'est une performance
esthétique tous azimuts.
Mylène Farmer : Les livres. Michel Onfray a
complété ma collection... J'étais
comblée. J'ai d'ailleurs fait la connaissance de Michel
Onfray alors que je traversais une période un peu difficile.
J'ai été plâtrée jusqu'en
haut de la cuisse pendant plus de trois mois. La lecture,
l'écriture, l'aquarelle m'ont littéralement
sauvée des possibles crises qu'engendre
l'immobilité ! Tout le monde connaît le
philosophe, son immense talent pour rendre les choses accessibles.
L'homme que j'ai découvert est incroyable de
vérité, de gentillesse, et d'humour, aussi.
Le Point : Qu'enviez-vous
le plus chez l'autre ?
Michel Onfray : L'envie n'est pas un de mes moteurs...
Mylène Farmer : Ses lunettes ! Je les adore. Mais j'admire
surtout sa façon de pratiquer la pensée comme un
sport de combat. Il maîtrise ses sujets, mais il a aussi le
courage de confronter ses idées. Je le trouve intelligent et
moderne. C'est un combattant.
Le Point : Mylène
Farmer, êtes-vous une lectrice des penseurs et philosophes
contemporains ?
Mylène
Farmer : Je lis au gré de mes envies, de mes rencontres. Je
ne suis pas particulièrement focalisée sur les
philosophes contemporains. J'ai un faible pour les non-conformistes et
les poètes. À quoi sert d'écrire si ce
n'est pour révéler des chemins de traverse ou
tenter d'atteindre le beau ?
Le Point : Et vous, Michel,
quelle place occupe la musique dans votre vie quotidienne ? La
considérez-vous comme un art mineur ou un art majeur ?
Michel Onfray : La musique a occupé une place majeure dans
ma vie pendant un long temps, jusqu'à ce que je sois
happé par l'exigence d'écriture, qui a pris
depuis toute la place. Disons entre 17 ans et une trentaine
d'années. Je suis toujours mélomane, mais tout ce
qui n'est pas le travail des livres est sacrifié... Par
ailleurs, il n'y a pas d'art mineur ou d'art majeur, mais des artistes
majeurs ou des artistes mineurs : il vaut mieux un artiste majeur dans
un art dit mineur, comme la chanson, qu'un artiste mineur dans un art
dit majeur, comme l'opéra par exemple.
Le
Point : Comment expliquez-vous que la chanson soit à ce
point méprisée par les intellectuels ?
Michel Onfray : Dans ce petit monde, il est souvent de bon ton de
mépriser la chanson qu'on écoute
discrètement chez soi et d'affecter un goût pour
les icônes susceptibles de vous classer socialement. On avoue
plus volontiers le théâtre en Avignon ou
l'opéra à Aix-en-Provence que la chanson au
Zénith.
Le Point : Qu'incarne
Mylène Farmer à vos yeux ? N'est-ce pas une
figure du peuple selon votre goût ?
Michel Onfray : Une artiste libre, autonome, indépendante,
souveraine. Un style, un ton, un caractère, un
tempérament. Une vie sans paillettes, sans artifices, vraie,
donc loin de toute exposition, non par calcul, mais par
"idiosyncrasie", pour utiliser un mot de Nietzsche – par
complexion intime.
Le Point : Mylène,
quel est le livre de Michel Onfray qui vous a le plus
marquée ?
Mylène
Farmer : Je suis au milieu de Cosmos...
que je dévore. Et, pour dessert, je mange ses
haïkus.
Le Point : Vous retrouvez-vous
dans la philosophie de Michel Onfray ?
Mylène
Farmer : Oui, dans sa liberté d'esprit, dans sa
curiosité du monde, son humour. Son terrain de jeu est
immense, je n'en connais pas toute l'étendue.
Le Point : Michel Onfray est-il
le Mylène Farmer de la philosophie ?
Mylène
Farmer : Mon Dieu, non ! Il a assez de détracteurs comme
ça ! Il est le Michel Onfray de la philosophie, et c'est
déjà beaucoup.
Le
Point : La génération
désenchantée popularisée par
Mylène Farmer est-elle celle que vous défendez
dans vos livres et dans vos prises de position ?
Michel
Onfray : Le désenchantement chanté ou
pensé est le même, mais dit dans le langage propre
à chacun. Que notre époque soit celle du
désenchantement n'échappe qu'aux sots.
Le Point : Quelle est votre
définition de l'art ?
Michel Onfray : La cristallisation de l'esprit d'une époque
dans des formes. Ces formes peuvent être visuelles,
auditives, spatiales, verbales, gestuelles...
Mylène
Farmer : Pas mieux ! Mais pas moins ! (Rires.).
Le Point : À qui
s'adresse L'Étoile
polaire ? À des enfants, des
ados ou des adultes ?
Michel
Onfray : À ceux qui penseront qu'ils pourront y trouver leur
compte. Je n'écris jamais pour un public précis,
particulier. J'ai souhaité qu'il puisse être lu
par tous et que chacun y trouve son compte en fonction de son histoire.
Dans une librairie, les gens savent en feuilletant, en regardant, en
lisant en diagonale si le livre a quelque chose à leur dire.
Mylène
Farmer : C'est si juste. Ce conte a ceci de magique : il s'adresse
à quiconque voudra comprendre le cycle de la vie. Il vous
emmène vers le Très Haut. "Il est grand temps de
rallumer les étoiles", a écrit Apollinaire.
Michel Onfray nous y aide en rallumant l'étoile polaire.
Le Point : Vous
considérez-vous comme coauteur d'un nouveau Petit Prince ?
Michel
Onfray : Soyons sérieux... Je ne parle que pour mon texte :
lui, c'est lui, et il est planétaire ; et moi c'est moi, et
je ne le suis pas... Saint-Exupéry a écrit un
chef-d'oeuvre. Je ne joue pas dans cette catégorie...
Mylène
Farmer : Je vais vous piquer le "soyons sérieux !". Je ne
parle alors que de mes dessins. Il m'importait de retranscrire au plus
près ses espérances, son histoire, ses
émotions. Il a eu la délicatesse de me laisser
carte blanche. J'ai malgré tout beaucoup partagé
avec lui. Faire revivre son père, parler des
étoiles...
Le Point : Michel, qui vous a
inspiré ce livre ?
Michel
Onfray : Mon père, mon enfance, les enfants de mes amis, et
plus particulièrement le fils de mon ami Pierre Thilloy,
compositeur de musique contemporaine, puisqu'il faut utiliser ces
redondances, avec lequel je sortais d'un musée
consacré aux Vikings en Norvège, lors d'une
tournée que nous faisions lui et moi en Suède et
au Danemark, où avait été
créée une pièce de lui sur un texte
poétique de moi : La Constellation de la baleine. La version
pour enfants procède de ce texte écrit dans une
version poétique.
Le Point : Mylène
Farmer, quelle corde ce texte a-t-il fait vibrer chez vous ?
Mylène
Farmer : Dans ce texte, ce qui m'a bouleversée, c'est la
filiation de l'auteur avec son père. Le voyage
extraordinaire, épique, que nous propose Michel Onfray est
avant tout celui d'un petit garçon qui aime se plonger dans
les récits de son père et nous rappelle notre
enfance, celle des contes merveilleux.
Le Point : Mylène
Farmer a beaucoup chanté le libertinage. Vous
reconnaissez-vous dans cette bible érotique ?
Michel
Onfray : Mylène Farmer est au-delà de ce
succès, qui ne doit pas être l'arbre qui cache la
forêt. Sa production va bien au-delà de ce "tube".
La réputation est la somme des malentendus qu'on accumule
sur son compte. Et la réputation empêche qu'on
voie qui est qui, en l'occurrence qui elle est. Le monde de
Mylène Farmer déborde le libertinage.
Le Point : Êtes-vous
des lecteurs de la Bible ou des livres saints des autres religions ?
Michel
Onfray : Oui, bien sûr. Ce sont de grands poèmes
contemporains de l'époque orale où,
l'écrit n'existant pas, les rythmes et les cadences, les
périodes et les allitérations, mais aussi les
allégories et les paraboles, les mythes et les apologues
facilitaient la mémorisation, donc la récitation,
donc la pratique religieuse.
Mylène Farmer : Dans l'art en général,
le sacré prend une place importante pour qui veut comprendre
notre monde. Cela procède de l'intime aussi.
Le Point : Vous semblez
l'un et l'autre développer une forme de misanthropie.
Michel
Onfray : En ce qui me concerne, je ne crois pas être
misanthrope. Je ne crois pas que, sinon, je m'évertuerais
à donner des cours gratuits dans des universités
populaires créées par mes soins depuis quatorze
ans en Normandie, où je vis ! Avouez qu'on fait plus
misanthrope ! En revanche, ne pas aimer les gens qui ne sont pas
aimables n'est pas le fait du misanthrope, mais bien plutôt
d'un individu qui a expérimenté chez autrui les
délices parfois pervers de l'âme humaine et
pratique une sage défense de soi. Il n'y a plus d'obligation
à aimer son prochain, que je sache ?
Mylène
Farmer : Je ressens la même chose. Si je sens de
l'hostilité, je m'extrais du cadre... Se protéger
me paraît essentiel. Essentiel à mon
équilibre, en tout cas, pour pouvoir se concentrer sur ce
qui est important. Ce qui n'empêche pas le dialogue, le
partage, mais pas à n'importe quel prix. Les êtres
sont faits aussi de noirs mélanges, il faut savoir se
protéger. Je dirais plutôt que je pratique une
philanthropie modérée...
Le Point : Qu'y a-t-il de
rationnel en vous ?
Michel
Onfray : Ce qui échappe à la
déraison...
Mylène
Farmer : La perception des signes du destin et ma façon
d'aligner systématiquement chaque objet sur une
étagère... Pas très rationnel, tout
ça !
Le Point : Envisagez-vous
d'autres collaborations ?
Michel
Onfray : Pourquoi pas !