La grande sobriété de
Regrets a
eu sans doute de quoi étonner plus d'un fan,
habitués aux
fresques de Laurent Boutonnat, de
Libertine
à Pourvu
qu'elles soient
douces.
Pourtant, aucun ne
s'accorderait
à dire qu'il se rapproche des clips musicaux
diffusés
à la même époque. Il est l'occasion
pour Laurent
Boutonnat de prouver qu'il n'est pas qu'un maître du
spectaculaire et que son talent de metteur en scène peut se
déployer dans une intrigue des plus minimalistes.
par Eymeric Manzinali
Regrets a
la
première
particularité de réunir Mylène Farmer
et
Jean-Louis Murat, pour un single aussi inédit qu'inattendu.
L'apparente gémellité du couple, qui se montre
comme
frère et sœur artistiques, ne pouvait donner lieu
qu'à une réalisation où celle-ci
pourrait le mieux
s'exprimer. À savoir un clip où la lenteur du
rythme, la
prédominance de plans
rapprochés seraient de mise.
Le scénario donne largement cours à ces deux
caractéristiques, dans la simplicité qui est la
sienne.
Il met en scène un homme (Jean-Louis Murat), arrivant
à
la porte d'un cimetière après avoir pris un
mystérieux train. Il croise une biche sur son passage avant
d'aller se recueillir sur une tombe, un bouquet de chardons
à la
main. Une femme (Mylène Farmer) surgit derrière
lui et
lui masque les yeux. Il lui donne la main et tous deux courent
à
travers le cimetière, partagent des moments complices.
La femme est allongée contre une tombe, l'homme repose sa
tête contre ses jambes. Ils finissent par se
séparer dans
une dernière étreinte et la femme
disparaît dans le
brouillard. L'homme finit par quitter le cimetière
pour
regagner le train.
Pour la réalisation du clip, Laurent Boutonnat choisit le
noir
et blanc, ce qui adviendra quatre fois dans toute sa filmographie.
Cette utilisation, adjointe aux forts contrastes lumineux, permet de
dessiner un monde aux contours irréels.
L'impression est renforcée par l'absence de tout horizon. Le
train qui conduit Jean-Louis Murat au cimetière surgit ainsi
d'un épais brouillard blanc. La masse monochrome de celui-ci
efface toute distinction entre le sol et le ciel. Elle mange le
tracé des rails et des bâtisses qui les bordent.
Déjà, la confusion entre univers physique et
univers
spirituel (ou onirique), en tant que thème du clip,
apparaît sensiblement.
Un même brouillard balaye le monde
d'
A quoi je
sers..., dont la référence est
plus
identifiable: le Styx, traversé par Mylène Farmer
et son
passeur. En faisant d'ailleurs un bref aperçu de l'ensemble
clips où le noir et blanc a été
choisi, en
ajoutant
Ainsi
soit-je... et
Pardonne-moi,
nous pouvons
dire qu'ils
représentent, parmi l'ensemble de l'œuvre de
Laurent
Boutonnat, ceux où la dimension poétique,
esthétique est la plus présente. Ce, par
opposition
à la dimension narrative.
Comme d'autres réalisateurs contemporains (pensons
à
Dead
Man de Jim Jarmusch), Laurent Boutonnat utilise le noir
et blanc pour
se distancier du réalisme. L'absence de couleurs rappelle le
filtre esthétique qu'un artiste pose entre son
œuvre et le
réel, en contrastant des détails sur lesquels il
porte
notre attention. En revendiquant une rupture également avec
ce
réel, par la disparition de la couleur.
Photo :
Marianne Rosenstiehl
Regrets nous
place
effectivement dans un
monde d'apparence onirique. Inidentifié en temps et en lieu,
si
ce n'est en terme très vagues. Le scénario
reprend
quelques thèmes classiques de la littérature
fantastique,
sur lesquels il nous faut revenir brièvement.
D'abord, une confusion qui empêche le spectateur de trancher
entre ce qui est de l'ordre de la réalité
extérieure au personnage et ses propres fantasmes.
L'utilisation
des ralentis dans les scènes unissant les amants contribue
beaucoup à cet effet. Il peut effectivement
matérialiser
le temps du souvenir comme celui d'un ailleurs figé
où
l'homme pourrait retrouver la femme qu'il aime.
Alors que nous assistons à une dernière
étreinte,
la scène est entrecoupée de plans où
l'homme est
seul, le visage triste. Le personnage de Mylène
Farmer
provient-il des divagations d'un homme ou est-il un spectre en visite ?
La confusion entre les deux hypothèses renforce
l'émotion
ressentie, qui est tout au long du clip de l'ordre d'un bonheur triste.
Enfin, l'esthétique du clip, qui tendrait à nous
éloigner de la réalité, entre en
conflit avec le
fait qu'aucun élément fantastique n'y intervient.
Tout
n'est qu'une suite de coïncidences: du train surgissant du
néant (version moderne de la barque du Styx?) à
Mylène Farmer disparaissant dans le brouillard. Les paroles
mêmes de la chanson jettent un doute, en évoquant
un
voyage vers là "Où rien ne meurt jamais". Avant
d'aboutir
au refrain, où la même voix fatale qui chante sur
le
même album "Il n'y a pas d'ailleurs", dit cette
fois :
"L'hiver et l'automne n'ont pu s'aimer". Autrement dit deux amants
bloqués chacun dans leur temporalité: celle de
l'hiver,
de la mort et celle de la vie.
Regrets peut
également être le
récit d'un amour platonique, dans lequel l'homme commence
à éprouver du désir et à
l'exprimer. Ce,
alors que la femme veut tenir cet amour dans une sorte
d'idéal
spirituel, irréalisable dans le monde physique où
les
deux amants seraient réunis. Irréalisable hors de
l'enfance. Les images du clip laissent planer le doute sur les
relations que ceux-ci entretiennent. Leurs gestes, relativement
chastes, pourraient être ceux d'un frère et d'une
sœur autant que de deux personnes qui s'aiment. Le bouquet de
chardons qu'ils s'échangent est un symbole
d'austérité, de vertu
protégée. De ce que
l'on peut contempler sans y toucher, de crainte de se blesser.
Cet amour idéal, qui n'est pas corrompu par les outrages du
monde, que sont le temps et le désir physique, ne pouvait
prendre place que dans un décor hivernal. Un
décor
à la
Giorgino,
où cette fois-ci encore, la
dichotomie
entre le désir physique et une façon enfantine
d'aimer
sont mis en scène. L'hiver représentant le temps
suspendu, la seule saison où la nature semble
figée: plus
rien ne pousse ou tombe des arbres. Le
lieu
où a été tourné le clip, un
cimetière juif abandonné, confirme cette
signification. Nous sommes face à un univers
autrefois traversé
par les
hommes, aujourd'hui hors de l'existence. Au refrain après le
dernier couplet, on voit d'ailleurs le visage surexposé des
deux
amants défiler derrière leurs branches, comme une
image
de la beauté éternelle. Une fusion de leur peau
diaphane
à la neige.
Malgré sa sobriété, nous pouvons dire
que cette
représentation de Mylène Farmer et de Jean-Louis
Murat a
beaucoup contribué à l'engouement autour de
Regrets. Le
titre s'oppose en
tout lieux aux
autres singles de l'album, portés par des clips relativement
plus spectaculaires et par plus de promotion à la
télévision. Il s'en sortira au final avec un bon
score de
300.000 singles vendus mais surtout avec un beau succès
d'estime
auprès des fans, conquis par la complicité qui
semble
animer les deux artistes. Une relation qui se montre fusionnelle et
distante. Qui rayonna bien au delà de la seule
année 91,
en devenant le duo à l'écran le plus mythique de
Mylène Farmer.
Extrait de Styx Magazine spécial
L'autre...- 2011 -
Editions Sunset Publishing