Concepteur
des costumes des concerts Avant
que l'ombre... à Bercy
Mai/Juin 2006
IAO
IAO : Quand avez-vous
été contacté pour participer au Bercy 2006 de Mylène Farmer ?
Franck Sorbier : J'ai reçu un coup de fil, en juillet.
J'étais alors à quelques jours de mon
défilé haute couture. On m'a demandé
si je serais
intéressé pour faire les costumes de
scène d'une
artiste. Et j'ai dit oui.
IAO : La demande n'a pas
été plus précise que cela ?
Franck Sorbier : Non. On ne m'a pas dit tout de suite de qui il
s'agissait. Je savais simplement que c'était une chanteuse,
pour
un spectacle à Bercy.
IAO : Vous avez dit oui
malgré tout ?
Franck Sorbier : Oui parce que je trouve le monde du spectacle
très attirant. Je venais de finir les costumes de "La
Traviata",
mis en scène pas Henri-Jean Servat pour les
Opéras en
plein air.
IAO : Quand avez-vous su
qu'il s'agissait de Mylène Farmer ?
Franck Sorbier : Dès lors que j'ai dit que
j'étais
intéressé. J'imagine que si j'avais dit non, je
n'aurais
jamais su que j'avais été approché par
Mylène Farmer.
IAO : Cela vous
enthousiasmait-il
encore davantage de travailler sur ce spectacle en sachant que
c'était celui de Mylène ?
Mylène Farmer : Oui car elle a un univers absolument
personnel
et elle a des choses à dire. Elle ne fait pas partie des
suiveurs. Forcément, ça m'intéressait
de
rencontrer quelqu'un comme ça. D'autant qu'elle a toujours
eu
une quête de l'esthétisme, que ce soit dans ses
clips, ses
concerts ou ses passages télé. C'est une
démarche
que j'aime, qui est semblable à la nôtre : dans un
défilé, on ne se contente pas de lâcher
des filles
sur le podium pour montrer des robes. Ce n'est pas le propos. Il s'agit
de créer un univers et une mise en scène.
IAO : Estimez-vous que
Mylène soit une icône de la mode ?
Mylène Farmer : Non. Mylène n'est pas quelqu'un
de mode.
Contrairement à Madonna, à qui on la compare
souvent
à tort, Mylène n'est pas trendy (comprenez
"branché", NDLR). Elle a un univers extrêmement
défini, et des goûts très personnels.
Alors que
Madonna est capable d'aller du style zen orientalisant au style disco,
en passant par le western. Mylène a une vraie ligne de
conduite.
IAO : Vous voulez dire
que ça ne vous plairait pas de créer des tenues
pour Madonna ?
Franck Sorbier : Je ne peux pas vous répondre. Le facteur
humain
est important pour moi. Il peut y avoir un décalage entre
l'image qu'on se fait d'une personne et ce qu'elle est vraiment. Je
préfère donc que tout commence par une rencontre.
Je
pense que Mylène fonctionne comme ça elle aussi.
IAO : Et quand
l'avez-vous rencontrée ?
Franck Sorbier : Il fallait d'abord que je finisse ma collection haute
couture. Mon défilé a eu lieu le 8 juillet. J'ai
rencontré Mylène le 11. Un entretien de plusieurs
heures
qui m'a emballé car Mylène m'a tout de suite fait
comprendre à quel point le costume était
important pour
elle et qu'elle était prête à y
consacrer tout le
temps qu'il faudrait. Et ça s'est confirmé
puisque,
après cet entretien, nous nous sommes revus une fois en
août, puis dès septembre, une à deux
fois par
semaine. L'intégralité des costumes a
été
livrée le 26 décembre.
IAO : A-t-il
été compliqué de garder cette
collaboration secrète ?
Franck Sorbier : Non car j'estime que ça s'impose de soi.
Quand
j'engage quelqu'un pour une collection, il y a une clause de
confidentialité dans son contrat. C'est normal.
IAO : Donc on exigeait de
vous un silence absolu ?
Franck Sorbier : Honnêtement, je ne sais pas, je n'ai pas lu
le
contrat. Mais j'estime que c'est la moindre des choses.
L'idée,
c'était de travailler dans le calme.
IAO : Et quand le bruit a
couru que
c'était Christian Lacroix qui s'occuperait des tenues de
Bercy,
vous n'aviez pas envie de hurler que c'était vous en
réalité ?
Franck Sorbier : Non. Je savais que ça se saurait de toute
façon au final. C'était plus
intéressant de rester
mystérieux car l'impact est d'autant plus fort.
IAO : Savez-vous pourquoi
Mylène est venue vers vous à la base ?
Franck Sorbier : Elle avait vu dans un magazine la photo d'un bustier
en rubans compressés rouges que j'avais
créé pour
"La Traviata".
IAO : Comment avez-vous
appréhendé la question de ses tenues de
scène ?
Franck Sorbier : Mon souhait était de respecter l'univers de
Mylène Farmer en assurant une certaine continuité
dans ce
qu'elle avait pu faire dans le passé, tout en essayant
d'apporter une vision différente.
IAO : Vous voulez dire
que vous vous
êtes inspiré du travail de vos
prédécesseurs
sur les trois premières tournées ?
Franck Sorbier : Non. Mais il ne fallait pas les nier. Je trouvais
important de garder l'empreinte de Mylène Farmer et d'y
apporter
quelque chose de nouveau. Par exemple, quand on connaît ses
clips, et notamment les premiers ("Libertine", "Pourvu qu'elles soient
douces"), on se dit que les cuissardes sont incontournables –
je
trouvais d'ailleurs que ce look lui allait très bien. Mais
je me
suis dit qu'on pouvait peut-être faire un peu
évoluer ce
marquis et le rendre plus féminin. Je crois d'ailleurs que
c'était aussi la volonté de Mylène. La
tenue
violette du milieu du spectacle est ainsi un petit clin d'œil
décalé à cette période.
Pour l'anecdote,
cette robe en organza violet était en tissu lisse au
début. Mais c'était finalement trop raide et trop
volumineux. En discutant, nous avons décidé avec
Mylène de froisser cette robe.
IAO : Avait-elle des
désirs particuliers ?
Franck Sorbier : Disons que le décor de son spectacle
était déjà en cours
d'élaboration quand
nous nous sommes rencontrés. L'histoire était
donc
déjà écrite. Il s'agissait alors pour
moi de
partir de ce que Mylène pouvait aimer dans mon travail et de
le
faire évoluer en fonction de son décor et des
couleurs
choisies pour celui-ci. Le but était de créer des
tableaux cohérents avec un univers bien particulier
à
chaque fois. Il fallait aussi prendre en compte l'aspect
vestibilité en gardant toujours à l'esprit que
ces tenues
allaient être portées pour chanter et danser.
IAO : Comment avez-vous
travaillé ?
Franck Sorbier : Lors de notre première rencontre, j'ai
apporté à Mylène un certain nombre de
books photos
des saisons précédentes de Franck Sorbier
Couture. J'ai
ainsi pu cerner à peu près ce qui attirait son
regard.
Elle est ensuite venue chez nous pour essayer différentes
tenues, ce qui m'a permis de voir ce qu'elle recherchait. Est alors
arrivée l'étape de l'élaboration des
tenues. Je
lui ai soumis différents dessins qu'elle a
validés ou
pas, selon les cas.
IAO : Vous êtes
vous basé sur le tracklisting ?
Franck Sorbier : Non car je ne l'ai pas eu avant la fin du mois de
septembre. J'ai donc d'abord travaillé sur un univers
existant
plus que sur des chansons en particulier. Et après, on
voyait
à quoi ça pouvait correspondre.
IAO : J'imagine que pour
"Sans contrefaçon", c'est la chanson qui a un peu
dicté la tenue ?
Franck Sorbier : Là oui. D'ailleurs Mylène
semblait ravie
par l'idée du chapeau car elle n'en avait jamais
porté
sur scène auparavant. Je trouve que ça collait
assez bien
à l'esprit de la chanson, avec un côté
Dickens,
gamin des rues. Pour info, le chapeau de Mylène
était
recouvert de différentes dentelles. Je le précise
car
ça ne se voyait pas forcément de loin.
IAO :
N'était-ce pas justement
frustrant pour vous de savoir que, dans la salle, on ne voyait pas ce
genre de détails ?
Franck Sorbier : Frustrant, non. On se rend simplement compte que ce
n'est pas le même métier. En couture, on travaille
les
détails, alors que pour le spectacle, l'important c'est la
silhouette et l'effet. Mais nous avions néanmoins la
volonté de faire un travail couture pour Mylène
car je
crois que c'est ce qu'elle aime. Ça a
été le cas
aussi pour Yvan Cassar et les choristes car ils étaient sur
Paris, ce qui facilitait les essayages. Pour les autres, nous avons
demandé des mesures et nous avons fait quelque chose d'un
peu
plus prêt-à-porter ; les gilets des danseurs de
flamenco
sont malgré tout brodés à la main.
IAO : Les porteurs du
sarcophage, au
début du spectacle, avaient eux aussi des détails
sur
leurs tenues si je me souviens bien…
Mylène Farmer : Oui,. Ils avaient des ex-voto sur leurs
manteaux
– des cœurs, des angelots,… J'avais
rapporté
ces ex-voto de Venise pour ma collection 'Opéra' de
l'été dernier. Mylène avait vu le
manteau quand
elle est venue à l'atelier et elle a adoré.
IAO : Les tenues de Bercy
étaient-elles toutes des créations
inédites ou
certaines existaient-elles déjà ?
Mylène Farmer : Mylène est venue se servir dans
le
vestiaire Sorbier et a ainsi posé les bases pour travailler
ses
tenues. Par exemple, le fameux bustier rouge de "La Traviata" sur
lequel elle avait craqué, je lui ai fait en violet, et d'une
façon un peu différente. Le
côté rouge
qu'elle avait aimé s'est retrouvé dans
le manteau en
velours du final ; il était d'ailleurs brodé de
vraies
perles de culture.
IAO : Vous
étiez partis sur combien de costumes à la base ?
Franck Sorbier : Je lui ai proposé sept tenues. Six ont pris
vie. Cinq ont finalement été portées.
IAO : Pourquoi une de
moins ?
Franck Sorbier : Parce que cela faisait trop de changements ;
c'était trop compliqué à
gérer.
Mylène a dû sacrifier une tenue rouge qu'elle
aimait
beaucoup. Elle a longtemps hésité avec la tenue
violette
qu'elle a finalement portée.
IAO : Avez-vous fait
chaque tenue ne plusieurs exemplaires ?
Franck Sorbier : Oui, on les a toutes doublées, sauf le
bustier
violet, le manteau en guipure noir (de "Déshabillez-moi") et
le
manteau rouge brodé du final, qui sont des pièces
uniques.
IAO : Quand j'ai appris
que vous
étiez en charge des tenues de son spectacle, et surtout en
sachant que Mylène vous avait choisi à partir
d'une photo
de "La Traviata", j'ai immédiatement fantasmé sur
de
longues robes romantiques. Sentiment renforcé par la
confidence
de Thierry Suc, le manager de la chanteuse, à un
hebdomadaire
peu de temps avant le premier show: "Le spectacle tient de
l'opéra". J'ai presque été
déçu
qu'elle soit si souvent peu vêtue…
Franck Sorbier : Quand on travaille pour quelqu'un, on respecte sa
personnalité. C'est d'ailleurs ce qui m'amuse dans ce genre
d'aventures. Je n'allais de toute façon pas refaire de
grands
jupons après "La Traviata". D'autant que ce n'est pas ce que
Mylène voulait. J'avais dessiné une tenue de ce
style
qu'elle n'a pas gardée. Mais il y avait quand même
le
grand manteau du final. Et la tenue violette était dans cet
esprit, mais, parce qu'on l'a finalement froissée, elle
n'avait
plus ce volume.
IAO : Parlez-nous de la
tenue d'entrée, entre cyber et sauvage amazone. Quelle
était l'idée ?
Franck Sorbier : Il existe plusieurs influences pour cette tenue.
Mylène m'a dit qu'elle arrivait dans une capsule.
Ça m'a
évoqué tout autant "Star Trek" que les
sépultures
du Fayoum. J'ai aussi parlé avec Mylène d'une
scène du film "Cléopâtre" dans laquelle
Elizabeth
Taylor amène César devant le tombeau d'Alexandre,
un
sarcophage en verre. Le côté conquérant
me semblait
important ; l'idée d'une armure s'est rapidement
imposée
à moi.
IAO : Pour le final,
Mylène se
défait de ses oripeaux pour se laisser gagner par la
lumière dans le plus simple appareil, et partir ainsi sans
artifice vers un autre monde. Elle n'était pas vraiment nue.
Que
porte-t-elle ?
Franck Sorbier : Une culotte et un soutien-gorge repeints,
patinés et restrassés avec un effet de
nudité car
c'était bien là l'idée.
IAO : Avez-vous
assisté à chaque représentation du
spectacle ?
Franck Sorbier : Non car j'étais en collection –
je
défilais le 25 janvier. Et je voulais y assister en
spectateur
pour en profiter pleinement. J'y suis donc allé le 27
uniquement.
IAO : Qu'en avez-vous
pensé ?
Franck Sorbier : J'étais ébloui. Je n'avais
jamais vu un
tel show avant. Pour tout vous avouer, je n'étais
même
jamais allé à Bercy.
IAO : Comment avez-vous
jugé vos créations ?
Franck Sorbier : J'ai trouvé que ça montrait un
large
éventail de sa personnalité et ça m'a
réjoui.
IAO : Quelle est celle
que vous avez préférée ?
Franck Sorbier : J'aime Mylène dévêtue
; le déshabillé lui va si bien.
IAO : Que sont devenues
toutes les tenues ?
Franck Sorbier : Elles sont chez Mylène ; elles lui
appartiennent. Mais elle accepte de nous les prêter pour des
expositions ou des événements de ce genre.
IAO : Elle garde
systématiquement toutes ses tenues ?
Franck Sorbier : J'imagine que oui puisque j'ai vu des costumes qu'elle
portait sur ses précédents spectacles.
IAO : Pensez-vous que
vous
bénéficierez d'un effet Mylène Farmer
comme
Jean-Paul Gaultier a pu bénéficier d'un effet
Madonna ?
Franck Sorbier : Il est peut-être un peu tôt pour
le
savoir. Je note juste que, sur le net, mon nom est désormais
souvent associé à celui de Mylène. Et
j'en suis
ravi. Mais je ne me rends pas trop compte car l'important pour moi,
c'est d'avoir fait une belle rencontre et d'avoir participé
à une grande aventure. La création guide mes pas.