Le
Soir : Avant
d'accepter de nous rencontrer, vous avez demandé
à lire l'interview que vous nous aviez
accordée il y a six ans. Pourquoi ? Mylène
Farmer : Ça ne
vient pas de moi, mais sûrement
d'une personne qui travaille pour moi. Je ne peux donc pas
vous répondre. Il y a trois ans, vous aviez
refusé de nous
rencontrer - ainsi qu'un confrère - parce que,
paraît-il, vous n'aviez pas apprécié
nos
comptes-rendus du concert à Forest National.
Aujourd'hui, vous voulez bien. Pourquoi ? J'ai
cette faculté d'oublier le
passé. À savoir des choses que je ne juge pas
essentielles de retenir, en ce sens je ne peux une fois de plus pas
formuler de réponse, c'est le moment
présent qui est important. C'est tout ce que je
peux dire. Je n'ai donc rien à dire
là-dessus car je n'en ai pas le souvenir. Je ne
peux pas être plus sincère que ça. Venons-en donc dans le vif du
sujet : ce nouvel album mettant fin à un long
silence entrecoupé d'un film, Giorgino, qui a
été un échec... Un
film qui a
été un peu la nature de ce silence,
tout de même, car celui qui a réalisé
ce long métrage est aussi mon compositeur.
L'échec a été plus difficile
à vivre pour Laurent que pour moi puisqu'il est
l'initiateur et le créateur de Giorgino.
Moi, je n'ai retenu que l'expérience
agréable du tournage. Après, on se
dépossède de la chose. D'autre part,
j'ai toujours en moi l'idée de
l'échec. L'échec de Giorgino
a été désagréable
évidemment, mais de là à dire que
ça a ruiné ma vie... en aucun cas. Si ce nouvel
album ne doit pas marcher, j'en serai attristée,
c'est normal, mais je ne suis pas attachée
à cela. Je dédramatise les choses,
c'est assez nouveau pour moi. Si un disque ne marche pas,
est-ce que ça veut vraiment dire que vous
n'êtes plus aimée ou simplement que ce
n'était pas le bon moment ?
C'est ce que j'ai essayé de
décrire dans L'Instant
X, par exemple, où il y
a toute cette concentration d'éléments
qui font que quelque chose va ou ne va pas naître.
Et puis, j'ai toujours pensé que, si je devais
m'effacer, je m'effacerais. C'est de la
pudeur plus qu'autre chose.
Dans
quelle mesure Anamorphosée
découle-t-il de Giorgino
? Dès
la
sortie du film, moi, je suis partie aux Etats-Unis et
je suis restée là-bas neuf mois. J'ai
eu une coupure avec le monde d'avant.
L'idée de prendre ses bagages, de
n'avoir aucune racine, c'est assez nouveau pour
moi. C'est la première fois, depuis les dix ans
que je travaille, que j'ai ressenti ce sentiment de
liberté, de vivre réellement. Vivre à
Paris, ça me devenait insupportable, même si on
est responsable de ça. Il arrive un moment où on
s'enferme dans ses propres névroses, ses propres
angoisses. Je finissais par m'enfermer et perdre quelque chose de
fondamental. Le succès vous isole, donc ça
s'était accentué. Vous êtes-vous sentie
à un moment
agressée ? En
aucun cas. La
pression venait de l'intérieur,
de mon regard sur l'autre. Etant
de nature
plutôt discrète, ou
mystérieuse si vous préférez, je suis
beaucoup moins exposée à une certaine presse.
Peut-être aussi parce que j'évite de me
mettre les seins nus au bord d'une piscine, mais je ne fais
pas le procès des artistes qui le font, les
procédés de ces journaux à paparazzi
sont de toute façon détestables. Ces
gens-là me poursuivent tout de même, plus
facilement à Los Angeles qu'à Paris,
parce qu'il y a l'exotisme. À Los
Angeles, j'ai adopté un
tout autre art de vivre, je me déplace. Bizarrement, je
conduis là-bas, mais pas ici. J'avais besoin de
tourner la page. Si on a réalisé
l'album là-bas, c'est uniquement parce
que j'y étais déjà. Laurent
m'y a rejoint. En découvrant les photos
signées Herb Ritts, la
tentation est grande de faire un rapprochement avec Madonna. Si on vous
appelle la Madonna française, prenez-vous cela pour un
compliment ou une insulte ? Je
pense
d'abord qu'elle est une artiste courageuse
et de grand talent. Que je n'ai jamais rencontrée,
mais je crois qu'elle me connaît. C'est
du moins ce qu'on m'a dit. Toutes les deux, on a
certainement en nous ce goût pour la provocation,
d'évoquer des non-dits et peut-être cet
intérêt pour l'image. Apparemment,
c'est aussi une grande bosseuse et c'est vrai que
j'aime assez le travail. Dans l'ensemble, les textes de
cet album-ci sont plus pudiques, moins provocateurs justement. Vous y
êtes plus allusive... Je
crois que
c'est une question du temps qui passe et
d'un être qui change, en mouvement constant. Des
choses fondamentales qui ont changé dans ma vie et ont
engendré ces idées-là. Je ne pense pas
que ce soit une notion de pudeur, mais d'un
intérêt qui est autre, tout simplement. Eaunanisme,
au-delà du jeu de mots, est-ce une exception à ce
changement ? J'ai
essayé d'évoquer
l'écriture. La liberté de la
poésie, du lecteur qui essaie de puiser plus des sensations
qu'une réelle explication sur un sujet.
J'ai voulu parler à l'écriture, de sa
sensualité, du plaisir solitaire de
l'écriture. Y a-t-il un livre qui vous a
marquée ces derniers temps ? Oui,
comme
beaucoup de personnes qui l'ont lu, j'ai
été beaucoup touchée par L'Alchimiste
de Coelho qui traite d'un sujet merveilleux.
Indépendamment, j'aime l'histoire de ce
livre qui voyage dans le monde entier, c'est un objet
qu'on offre en cadeau à quelqu'un. Ce
voyage, également spirituel, est justement le sujet
principal de ce livre. Il y a aussi un livre que j'ai
évoqué dans le livret de
l'album : "Tibétain, la Vie et la Mort" (Le livre tibétain de
la vie et de la mort, ndlr)
de Sogyal Rinpoche, qui est un livre magnifique qui parle du
bouddhisme, de sagesse, de l'acceptation de la mort et donc
de la vie. Le fait de ne pas
fréquenter
le petit milieu du show-biz et d'avoir un succès
important, cela vous isole et crée des rancœurs et
des
incompréhensions. On a le droit de vous
considérer, de loin, comme hautaine, distante,
prétentieuse ou capricieuse, de penser que vous vous trouvez
très différente des autres. Vous est-il si
difficile d'avoir des relations simples avec les gens du
métier ? Je
crois que
j'ai cette capacité. C'est
vrai que j'ai fait un travail sur moi-même. Parlant
d'enfermement et de tout ça, j'ai
toujours en moi cette attirance pour le néant, mais, avec le
temps, je m'aperçois que ça devient
stérile. C'est toujours en moi, mais, je me suis
rendu compte qu'il y a des urgences qui me poussent
à aller voir au-delà. Il y a aussi une
timidité de ma part, mais cette timidité que je
décèle chez l'autre, parfois je ne la
comprends pas totalement. On peut parfois mal
l'interpréter. Il y a parfois des gens qui
fabriquent de fausses timidités, c'est
vrai.
Dès
l'instant où vous refusez un
échange entre un média et un artiste,
cela crée ou un mystère ou une
tension, cela j'en suis consciente. Pour moi,
c'est une forme de protection, c'est une non envie
de la justification car elle peut parfois être
détournée ou désagréable
tout simplement. Donc là, je vois très peu de
personnes avec qui j'accepte d'avoir un
échange. Le qu'en dira-t-on ne
m'intéresse pas. Me sachant maintenant sous les
projecteurs, je sais qu'il va y avoir des personnes qui vont
me détester ou m'aimer ou être
indifférentes. C'est comme
ça...