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Interview de Mylène Farmer - Le Soir - 25/10/1995






Le Soir : Avant d'accepter de nous rencontrer, vous avez demandé à lire l'interview que vous nous aviez accordée il y a six ans. Pourquoi ?
Mylène Farmer : Ça ne vient pas de moi, mais sûrement d'une personne qui travaille pour moi. Je ne peux donc pas vous répondre.


Il y a trois ans, vous aviez refusé de nous rencontrer - ainsi qu'un confrère - parce que, paraît-il, vous n'aviez pas apprécié nos comptes-rendus du concert à Forest National. Aujourd'hui, vous voulez bien. Pourquoi ? 
J'ai cette faculté d'oublier le passé. À savoir des choses que je ne juge pas essentielles de retenir, en ce sens je ne peux une fois de plus pas formuler de réponse, c'est le moment présent qui est important. C'est tout ce que je peux dire. Je n'ai donc rien à dire là-dessus car je n'en ai pas le souvenir. Je ne peux pas être plus sincère que ça.


Venons-en donc dans le vif du sujet : ce nouvel album mettant fin à un long silence entrecoupé d'un film, Giorgino, qui a été un échec...
Un film qui a été un peu la nature de ce silence, tout de même, car celui qui a réalisé ce long métrage est aussi mon compositeur. L'échec a été plus difficile à vivre pour Laurent que pour moi puisqu'il est l'initiateur et le créateur de Giorgino. Moi, je n'ai retenu que l'expérience agréable du tournage. Après, on se dépossède de la chose. D'autre part, j'ai toujours en moi l'idée de l'échec. L'échec de Giorgino a été désagréable évidemment, mais de là à dire que ça a ruiné ma vie... en aucun cas. Si ce nouvel album ne doit pas marcher, j'en serai attristée, c'est normal, mais je ne suis pas attachée à cela. Je dédramatise les choses, c'est assez nouveau pour moi. Si un disque ne marche pas, est-ce que ça veut vraiment dire que vous n'êtes plus aimée ou simplement que ce n'était pas le bon moment ? C'est ce que j'ai essayé de décrire dans L'Instant X, par exemple, où il y a toute cette concentration d'éléments qui font que quelque chose va ou ne va pas naître.  Et puis, j'ai toujours pensé que, si je devais m'effacer, je m'effacerais. C'est de la pudeur plus qu'autre chose.


Dans quelle mesure Anamorphosée  découle-t-il de Giorgino ?
Dès la sortie du film, moi, je suis partie aux Etats-Unis et je suis restée là-bas neuf mois. J'ai eu une coupure avec le monde d'avant. L'idée de prendre ses bagages, de n'avoir aucune racine, c'est assez nouveau pour moi. C'est la première fois, depuis les dix ans que je travaille, que j'ai ressenti ce sentiment de liberté, de vivre réellement. Vivre à Paris, ça me devenait insupportable, même si on est responsable de ça. Il arrive un moment où on s'enferme dans ses propres névroses, ses propres angoisses. Je finissais par m'enfermer et perdre quelque chose de fondamental. Le succès vous isole, donc ça s'était accentué.


Vous êtes-vous sentie à un moment agressée ?
En aucun cas. La pression venait de l'intérieur, de mon regard sur l'autre. 
Etant de nature plutôt discrète, ou mystérieuse si vous préférez, je suis beaucoup moins exposée à une certaine presse. Peut-être aussi parce que j'évite de me mettre les seins nus au bord d'une piscine, mais je ne fais pas le procès des artistes qui le font, les procédés de ces journaux à paparazzi sont de toute façon détestables. Ces gens-là me poursuivent tout de même, plus facilement à Los Angeles qu'à Paris, parce qu'il y a l'exotisme. 
À Los Angeles, j'ai adopté un tout autre art de vivre, je me déplace. Bizarrement, je conduis là-bas, mais pas ici. J'avais besoin de tourner la page. Si on a réalisé l'album là-bas, c'est uniquement parce que j'y étais déjà. Laurent m'y a rejoint.


En découvrant les photos signées Herb Ritts, la tentation est grande de faire un rapprochement avec Madonna. Si on vous appelle la Madonna française, prenez-vous cela pour un compliment ou une insulte ?
Je pense d'abord qu'elle est une artiste courageuse et de grand talent. Que je n'ai jamais rencontrée, mais je crois qu'elle me connaît. C'est du moins ce qu'on m'a dit. Toutes les deux, on a certainement en nous ce goût pour la provocation, d'évoquer des non-dits et peut-être cet intérêt pour l'image. Apparemment, c'est aussi une grande bosseuse et c'est vrai que j'aime assez le travail.


Dans l'ensemble, les textes de cet album-ci sont plus pudiques, moins provocateurs justement. Vous y êtes plus allusive...
Je crois que c'est une question du temps qui passe et d'un être qui change, en mouvement constant. Des choses fondamentales qui ont changé dans ma vie et ont engendré ces idées-là. Je ne pense pas que ce soit une notion de pudeur, mais d'un intérêt qui est autre, tout simplement.


Eaunanisme, au-delà du jeu de mots, est-ce une exception à ce changement ?
J'ai essayé d'évoquer l'écriture. La liberté de la poésie, du lecteur qui essaie de puiser plus des sensations qu'une réelle explication sur un sujet. J'ai voulu parler à l'écriture, de sa sensualité, du plaisir solitaire de l'écriture.


Y a-t-il un livre qui vous a marquée ces derniers temps ?
Oui, comme beaucoup de personnes qui l'ont lu, j'ai été beaucoup touchée par L'Alchimiste de Coelho qui traite d'un sujet merveilleux. Indépendamment, j'aime l'histoire de ce livre qui voyage dans le monde entier, c'est un objet qu'on offre en cadeau à quelqu'un. Ce voyage, également spirituel, est justement le sujet principal de ce livre. Il y a aussi un livre que j'ai évoqué dans le livret de l'album : "Tibétain, la Vie et la Mort" (Le livre tibétain de la vie et de la mort, ndlr) de Sogyal Rinpoche, qui est un livre magnifique qui parle du bouddhisme, de sagesse, de l'acceptation de la mort et donc de la vie.


Le fait de ne pas fréquenter le petit milieu du show-biz et d'avoir un succès important, cela vous isole et crée des rancœurs et des incompréhensions. On a le droit de vous considérer, de loin, comme hautaine, distante, prétentieuse ou capricieuse, de penser que vous vous trouvez très différente des autres. Vous est-il si difficile d'avoir des relations simples avec les gens du métier ?
Je crois que j'ai cette capacité. C'est vrai que j'ai fait un travail sur moi-même. Parlant d'enfermement et de tout ça, j'ai toujours en moi cette attirance pour le néant, mais, avec le temps, je m'aperçois que ça devient stérile. C'est toujours en moi, mais, je me suis rendu compte qu'il y a des urgences qui me poussent à aller voir au-delà. Il y a aussi une timidité de ma part, mais cette timidité que je décèle chez l'autre, parfois je ne la comprends pas totalement. On peut parfois mal l'interpréter. Il y a parfois des gens qui fabriquent de fausses timidités, c'est vrai. 
Dès l'instant où vous refusez un échange entre un média et un artiste, cela crée ou un mystère ou une tension, cela j'en suis consciente. Pour moi, c'est une forme de protection, c'est une non envie de la justification car elle peut parfois être détournée ou désagréable tout simplement. Donc là, je vois très peu de personnes avec qui j'accepte d'avoir un échange. Le qu'en dira-t-on ne m'intéresse pas. Me sachant maintenant sous les projecteurs, je sais qu'il va y avoir des personnes qui vont me détester ou m'aimer ou être indifférentes. C'est comme ça...



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