Denis Taranto : En juin
1996,
après sept ans d'absence, vous donnez un
méga-spectacle à Bercy avant de partir en
tournée. A Lyon, après neuf concerts, vous tombez
de scène et vous vous cassez le poignet. Qu'est-ce qui se
passe ?
Mylène Farmer : C'est l'angoisse... Celle de ne pas
retrouver toute sa
mobilité, de se sentir diminuée. J'ai eu la
chance de rencontrer un chirurgien exceptionnel grâce
à qui aujourd'hui je peux ne conserver que le mauvais
souvenir de cette chute. Je cherche toujours le pourquoi du pourquoi
(sic, Mylène voulait probablement dire 'le pourquoi du
comment', ndlr) mais, très sincèrement, il y a
tant
de gens qui souffrent et qui ont de vrais problèmes que je
ne me sens pas le droit de me plaindre.
Aujourd'hui, vous
repartez sur la route. Que vous a apporté cette
expérience scénique ?
Une formidable récompense. Je ressens la scène
avec une terrible sensation de vraie liberté. C'est mon
oxygène.
Sincérité, vérité,
des mots qui reviennent souvent dans votre langage...
Oui. (Silence). J'en ai besoin.
Tour à
tour androgyne, sulfureuse, charmante ou diabolique, vous semblez
aujourd'hui plus humaine. Qu'est-ce qui a changé en vous ?
Mais j'ai toujours été humaine. Les adjectifs,
les qualificatifs que l'on m'attribue n'ont rien à voir avec
mon moi profond. Je n'ai jamais vraiment voulu répondre
à ce genre de propos, ni aimé la justification.
J'ai presque envie de vous dire: "Parlez-moi d'autre chose, posez-moi
des questions'".
Que ressentez-vous
en abordant la trentaine ?
Aujourd'hui, je me sens beaucoup plus sereine, beaucoup plus forte.
J'ai la chance d'avoir pu surmonter mes névroses, et chasser
ces démons qui s'entrechoquaient. Je ne renie pas ce que
j'ai auparavant exprimé. Mais je sais aujourd'hui que la vie
est courte. C'est avec opiniâtreté que je veux la
dévorer, mais exister entre enfer et paradis, ce n'est pas
toujours aussi simple.
Vous vous exprimez
toujours avec des oppositions...
C'est plus doux (elle sourit).
Donc plus fort ?
On est plus enclin à donner, à se donner en tout
cas.
Pourtant,
éternelle adolescente, vous jouez un rôle en
permanence. Arrivez-vous à vous cacher derrière
vous-même ?
Je ne dirais pas me cacher mais j'évite de me
dévoiler totalement. Je préfère un
demi-mot qu'une longue phrase prononcée. Je suis tout et mon
contraire aussi. Les gens très sûrs
d'eux-mêmes m'inquiètent. Ils disent trop
fort blanc en pensant noir... (Silence -
Mylène déteste le magnétophone.
Contente, elle lance au journaliste) : J'aime ce silence que
permet le papier et le crayon. Cela crée une
atmosphère autour de nous.
Frêle
Mylène, vous avez un tonus débordant sur
scène. Où puisez-vous votre énergie ?
Je pense que je puise directement l'énergie du public.
J'aime le mouvement, la danse, la chorégraphie. Tout pour
moi devient émulsion, l'ensemble me recharge. Je ne sais pas
tricher. Sur scène, je vis une réelle
émotion, dans une recherche de désir. Parfois, je
me demande ce que le public me trouve et pourquoi ils viennent aussi
nombreux...
Vous avez
trouvé la réponse ?
(Elle sourit) Ce n'est pas à moi de la trouver.
Vous avez
déclaré : "Edgar Poe m'apaise, le marquis de Sade
m'attire". Aujourd'hui, votre réflexion serait
tournée vers la pensée tibétaine ?
Je suis toujours capable d'apprécier les mêmes
auteurs. Mais c'est mon état d'esprit qui change, qui
évolue, qui a soif de découvrir d'autres univers.
L'esprit bouddhiste en moi, je ne l'évoque jamais, mais il
est important dans mon quotidien.
Vous parlez d'avant
et d'après.
Oui. J'ai une sensation très forte de
renaître. Renaissance, un mot qui sonne dans ma
tête. Après quatre ans d'absence, j'ai
l'impression d'être morte une fois pour renaître
aujourd'hui.
Depuis vos
débuts, vos clips par Laurent Boutonnat ou, comme California par Abel
Ferrara sont toujours de
véritables petits films, esthétisants
à souhait, sophistiqués et
dérangeants. L'image passe-t-elle avant la voix ?
Je suis née dans ladite 'génération
clip'. C'est un prolongement de la voix, mais les mots sont plus
importants que l'image. Si vous me demandez de choisir, je garde le mot
et la voix. Mais je me permets de dire ça uniquement parce
que j'écris moi-même mes textes.
Votre dernier album,XXL (sic), est écrit avec
profondeur.
Oui. Prenez la chanson Tomber
7 fois, "Toujours
se relever huit", vous comprendrez la force des mots. Je l'ai
empruntée à la poésie japonaise, les
haïku qui sont très courts. Très,
très courts. J'aime jouer avec les mots. Je peux aussi me
tromper de mots. Peut-être parce que... j'ai peur des mots
(elle sourit). Je suis sûre que vous vouliez entendre
ça...
On parle des
univers de Mylène Farmer. Quel est votre quotidien ?
Oh là... Probablement aussi banal ou aussi riche
que le vôtre.
Aujourd'hui, la
provoc' pour vous, c'est quoi ?
La vraie provocation pour moi, ce serait le silence absolu...
Frustrant pour
l'artiste ?
Oui. (Silence, bien sûr).
Maquillage
très blanc, photos retouchées font-ils partie du
passé ?
Parfois la retouche est indispensable pour effacer un mauvais
maquillage, une lumière incorrecte. Mais je ne fais pas une
névrose obsessionnelle sur ce sujet. J'ai un teint clair
mais j'accepte le soleil. Vous devez penser à
l'époque de Libertine
où
j'étais très blanche. C'était mon
époque poudrée... (Sourires)
Entre Paris et Los
Angeles, avez-vous deux vies distinctes ? Qu'est-ce qui vous
séduit dans l'une et dans l'autre ?
Si je devais choisir, je prendrais New York. Pour moi, c'est une ville
énergétique, qui m'apparaît comme
très positive. J'aime marcher dans ses rues où
peu de gens me connaissent. J'ai une sensation de liberté.
J'ai l'impression de connaître New York comme une
évidence. Son côté vertigineux,
étouffant, miraculeux, son architecture stricte et
définitive sont magnifiques. Et puis la langue anglaise nous
offre la touche de dépaysement qui manque.
Après
l'échec de Giorgino,
le
long métrage de Laurent Boutonnat, sorti en 1994, avez-vous
l'impression d'avoir tourné également une page de
votre vie ?
Oui. Mais, l'idée de tourner la page me peine un peu parce
que la négation ne fait pas partie de moi. Je
préfère dire : longue
digestion, acceptation... C'est sans doute pour cela
que je peux parler aujourd'hui d'une 'forme' de renaissance.
Qu'est-ce qui
branche Mylène dans la vie ?
Beaucoup de choses. La peinture, les rencontres avec les gens
mais aussi avec soi-même. Ce sont des moments magiques. Des
moments de quiétude. Sans parler des moments extatiques, il
y a des choses si foudroyantes qui s'évanouissent aussi
vite, qui sont des moments forts et qui comptent beaucoup pour moi.
Libre de toute
convention et chanteuse à succès, comment
vivez-vous ce paradoxe ?
Relativement bien car, étant dans cette course, je refuse de
courir après un chiffre. Aujourd'hui, les maisons de disques
tuent les artistes et sont préoccupées par le
rendement, entravant une certaine liberté. L'artiste est
devenu sa propre compilation d'une compilation
compilée... Je n'ai jamais eu envie de vivre le 'mythe de
l'artiste maudit'. Si ce que je fais plaît
à un public, pourquoi devrais-je changer ?
Vous qui avez vendu
vos cauchemars et chanté vos pulsions, comment vous
voyez-vous dans dix ans ?
Quelle horreur ! Il ne faut pas y penser ou sinon c'est le
début de la fin ou, en tout cas, celui des ennuis...
A vos
débuts, vous chantiez Maman
a tort.
Aujourd'hui, ne rêvez-vous pas secrètement
d'entendre une petite voix qui vous dise "Maman" ?
C'est vrai, j'y pense de plus en plus...
Avez-vous
trouvé le papa ?
Vous allez avoir un silence des plus présents. Je n'aime pas
parler de cela.