Troisème
interview
presse (après "Elle" et "Vogue") depuis la sortie
de l'album Innamoramento
en avril 1999 et la première depuis le
début de la tournée, le Mylenium Tour.
Interview réalisée le 10 octobre 1999, dans un
hôtel, le lendemain du troisième et dernier
concert de Mylène à Bruxelles.
Des photos inédites de Philippe Salomon (des
clichés issus de la même série
illustrent les supports du troisième extrait de l'album, Souviens-toi du jour,
sorti depuis le 28 septembre.
Télé
Moustique : Vous semblez moins
rétive aux interviews qu'auparavant. Tenez-vous
à dissiper faux mystères et vrais malentendus ? Mylène
Farmer : Non. J'ai donné deux interviews
à la sortie de l'album et vous êtes le
premier que je rencontre depuis le début de la
tournée. Je ne veux rien infirmer, ou alors que je ne
m'appelle pas Marie-Hélène mais bien
Mylène. Ce genre de choses (sourire) Par
contre, tenter de se justifier me semble une perte de temps et
expliquer une chanson ou une image me dérange toujours,
même si je trouve très flatteur qu'on
s'intéresse à moi et à mon
travail. Je comprends que ce soit tentant. C'est
d'autant plus tentant pour un succès
comme Je te rends
ton amour. On
sent que la chanson est construite sur des
références précises, mais il est
impossible de la décrypter totalement. Moi
je sais ce que signifie la chanson très
précisément. Mais ce n'est pas
à moi d'imposer une interprétation.
Cela peut être une histoire d'amour ou
l'histoire d'un détournement de Dieu. Elle fait
référence à la peinture, à
Gauguin mais aussi en particulier au peintre expressionniste autrichien
Egon Schiele... Que
sa signature soit au bas de la chanson sur le livret du CD est tout
à fait voulu. Je me retrouve totalement dans son univers
écorché. C'est un peintre peu connu et
je sais que pratiquement personne dans mon public ne comprendra cette
référence. Le découvrir
n'est pas nécessaire, mais j'ai envie de
susciter une curiosité, exactement comme pour moi, un livre
m'emmène vers un autre écrivain. Vous avez des
fan-clubs acharnés où ces
références sont détaillées
et commentées. Que pensez-vous de cette démarche ? Je
n'ai aucun rapport avec mes fan-clubs. Contrairement
à d'autres artistes, je n'ai pas voulu
fonder mon fan-club officiel. Mais je sais, parce que quand
même on me le rapporte, que certains font un très
bon travail. J'interdis par contre que quelqu'un se
mette à parler en mon nom ou se serve de mon nom pour
installer un marché parallèle (chaque
communication de ses
"fan-clubs" spontanés porte la mention: "aucun merchandising
ne sera organisé autour du nom et de la personne de
Mademoiselle Mylène Farmer"). Régulièrement,
des magazines présentent comme une interview une suite de
déclarations recomposées à partir
d'entretiens divers et donnés à des
périodes différentes. Le
procédé vous dérange ? Cela
m'agace parfois mais je dois aussi reconnaître
que, puisque je parle rarement, c'est parfois un pieux
mensonge, la réponse a un mystère qui
me sert aussi. Ces soit-disant déclarations de
départ sont déjà reconstruites et
deviennent parfois une bouillie verbale incompréhensible.
Sur certains points, j'ai certainement changé mais il
faudrait voir précisément lesquels. En tout cas,
je ne renie rien de ce que j'ai fait ou dit. Vous avez quand
même voulu préciser que vous
n'étiez pas une catin, même si vous le
chantiez dans Libertine.
Mais
ce personnage fait partie de moi. Transposé au
18ème
siècle ou non, je ne suis pas une catin mais cela
n'empêche pas l'envie
d'exprimer certaines choses à travers leur
théâtralisation. Mais à la fois, je me
défends et je me dis que cela n'est pas
très important. En l'an 2000, cela ne me
dérange pas. En parlant du
trouble qu'a provoqué en vous ce personnage, vous
laissez sous-entendre qu'il vous était
d'abord étranger. Le Marquis de Sade, par exemple,
on vous a conseillé de le lire ? Ce
n'est pas une lecture imposée. On ne
m'a rien imposé. Sade est quelqu'un que
j'ai aimé et que je lis toujours. On
réduit souvent Sade au sadisme, à la
sexualité pervertie, mais son discours, contemporain des
grands philosophes, est éminemment
révolutionnaire. Sur votre album, vous avez placé
une citation de Francesco Alberoni qui compare également
l'amour naissant aux mouvements collectifs
révolutionnaires. Oui,
vivre sans emprise, sans censure, vivre en toute
liberté, c'est ce que j'ai envie de
défendre. Le mot "collectif"
surprend pourtant. Vous menez une révolte dans le clip
de Désenchantée
mais vous refusez l'idée
d'être un porte-drapeau... Disons
que c'est par pudeur. Je ne veux pas assumer un tel
poids mais, paradoxalement, j'ai cette réserve et,
en même temps, j'aime aussi être celle
qui incite à cet élan. Quand je vois ce qui se
passe dans la salle pour Désenchantée,
cela me fait énormément plaisir. Être
la première à avoir formulé ces mots
("Tout est chaos / A
côté / tous mes idéaux: des mots /
âbimés") et qu'une
génération s'y retrouve...
C'est enivrant. Le nombre
d'artistes qui suivent une psychothérapie prouve
que créer ne guérit de rien mais il est quand
même étonnant que vous en refusiez
l'idée alors que votre travail a si souvent
été "psychanalysé". La
création, certainement, ne soigne pas. La psychanalyse
m'intéresse, intellectuellement. On peut sans
doute guérir de ses névroses mais j'ai
vu des gens encore plus névrosés après
avoir consulté. J'éprouve une
curiosité, mais si j'avais suivi une analyse ou si
je le faisais, je ne le dirais pas. Je me donne le droit de faire les
réponses qui m'arrangent. Il faut se
méfier de mes déclarations d'un moment.
Les choses ne restent pas les mêmes. C'est un des
enseignements du bouddhisme. Le bouddhisme
enseigne que l'attachement aux choses et aux gens
possède aussi un aspect négatif. Est-il plus
facile ou plus difficile de renoncer quand on a tout ? On
apprend, on se méfie davantage, on prend du recul mais je
ne suis pas sûre de renoncer. Je suis très
consciente d'avoir une vie privilégiée.
Maintenant, ce "tout" me gêne. Sur ce "tout" des zones
d'ombre peuvent ressurgir. Je reçois de belles
réponses du public mais elles ne suffisent pas tous les
jours. La passion ne dure
pas, mais est-ce si grave ? Sans
doute pas et c'est en ce qui me concerne un de ces
changements dont je vous parlais. Qu'une passion disparaisse, c'est le
seul moyen de faire place à une autre
passion mais, quand même, la "dépassion" a quelque
chose d'effrayant. La vulnérabilité est
en tout cas un compagnon agréable et nécessaire. Malgré
l'échec de Giorgino
que vous
avez tourné pour Laurent Boutonnat, vous rêvez
toujours de cinéma. Parce qu'un film ne
connaît que des moments forts ? Il
y a certainement de cela, ne connaître que des moments
choisis... Je ne rêve pas du tout d'une
carrière d'actrice, mais le cinéma est
aussi une telle évasion, dans le drame ou le rire
d'ailleurs, il fait tellement partie de ma vie que je
voudrais en retour participer à la sienne. Vous preniez des
cours de comédie et vous êtes devenue chanteuse... Je
n'y suis pour rien. Pour le coup, la chanson m'a
choisie, moi qui ne pensais pas à chanter. J'ai eu
une grande chance dont je n'étais pas consciente
au début. Cela me convient parfaitement
aujourd'hui. Sans dramatiser, ce qui se passe sur
scène est chaque soir si exceptionnel, tellement fort, cela
me ferait presque pleurer (un
soupçon de larme lui monte aux yeux). Pardon. Sur
scène, chaque soir, sur deux chansons, vous pleurez. Vous
suscitez vos larmes comme peut le faire une actrice ? Je
ne crois pas avoir ce talent de comédienne. Ce sont des
chansons qui me parlent à moi, qui évoquent des
choses qui me touchent, que je dois exprimer. Mais mon histoire est
vécue de la même façon par le public.
Ce sont aussi des moments forts pour lui. Il attend ces larmes mais
c'est l'échange qui en fait le prix. Mes
mots n'ont d'importance que parce qu'ils
parlent pour le public. On l'a
beaucoup écrit mais avez-vous personnellement la conviction
de signifier plus pour vos fans que ce que représente
habituellement un artiste pour son public ? Je
ne crois pas que je continuerais sans cette qualité de
dialogue assez exceptionnelle. J'ai besoin de ça
pour, le mot est fort, survivre. Et je ne veux pas seulement dire
survivre dans ce métier car ce métier est ma vie.
Je vis mal sans lui, quand je n'écris pas, que je
ne chante pas, que je ne suis pas sur scène, ce qui est
l'essence de ce métier. Cet amour peut
aussi virer au cauchemar. Il y a une dizaine
d'années, un fan déçu de ne
pouvoir vous rencontrer a abattu la réceptionniste de votre
maison de disques. Ce
sont des moments extrêmement perturbants à
vivre. Je ne sais pas s'ils sont inhérents
à ce métier. Je ne veux pas trop y penser. Je ne
me considère pas comme quelqu'un d'assez
exceptionnel pour penser sans cesse à ces
dérapages toujours possibles. Ceci dit, je suis
protégée. Vous vivez
à Los Angeles ? Je
n'ai jamais vécu aux Etats-Unis. J'y
ai seulement passé huit mois. Mais il
paraît que vous vous ennuyez à Paris.
Qu'est-ce que c'est, l'ennui et son
contraire pour vous ? Je
m'ennuie vite quand je ne crée pas, quand je ne
suis pas absorbée par un être, des êtres
(elle a corrigé
rapidement). Mais la nature de cet ennui n'est
pas de ne pas savoir quoi faire pour s'occuper.
C'est l'ennui d'un philosophe comme
Cioran. Cet ennui est en moi, profondément, inexplicablement
et, contre lui, il n'est pas grand-chose à faire. Cher ou les Pet
Shop Boys ont sur scène une démarche similaire,
mais la conception de vos spectacles n'a pas
d'équivalent français. Comment en
avez-vous eu l'idée ? Je
vais très peu aux concerts mais cette volonté
est née par nécessité. Justement parce
que je m'ennuierais derrière un pied de micro.
J'ai besoin d'une mise en scène,
d'un show total qui crée une
ébullition. Ce doit être un rêve. Cette
exigence explique que j'ai attendu sept ans avant de monter
la première fois sur scène. On vous compare
à Madonna. Pourtant vous suggérez la
sexualité, là où elle la simule sans
ambiguïté et parfois sans goût (elle
acquiesce de la
tête). Cela vous dérange
qu'on n'établisse pas plus souvent cette
distinction ? Si
cela me dérange ? Oui et non, au fond. Ce jeu des
comparaisons ne m'intéresse pas. C'est
surtout un jeu auquel s'amusent les médias. Vous donnez
l'impression de vivre dans un monde clos mais, parfois, on
vous découvre également curieuse. Je
pense être quelqu'un de très curieux,
curieux de l'autre d'abord, des êtres
humains, de peinture, de littérature. J'aime
voyager et découvrir mais je suis aussi confinée
dans un monde clos. Je suis quelqu'un de solitaire,
réfugiée dans sa bulle et qui en sort peu. Mais
vous savez, on parle de moi et de mes paradoxes mais ils sont pareils
pour tout le monde. Chaque être a ses
déséquilibres et son chaos intérieur. La
sincérité semble une question centrale pour vous
mais les médias tentent plutôt de
démontrer que vous calculez vos chansons, vos clips et vos
attitudes. Tant
pis pour eux mais aussi tant pis pour moi. Je parviens
très bien à m'extraire de la critique,
mais en même temps, on est humain et on ne peut
s'empêcher d'être meurtri. Dans vos clips,
vous incarnez régulièrement des personnages qui
ne plient pas, même sous la torture et la menace. Vous tenez
à cette notion d'héroïsme ? Quand
je réfléchis à un clip, je
n'écris pas sur une feuille blanche que je vais
utiliser tel élément pour signifier ceci,
incarner cela. Mais l'idée qui me plait surtout,
c'est sans doute de ne plus être une
créature terrestre. Parce
qu'être humain, c'est
forcément accepter des compromis ? L'être
humain est un sac de compromis,
définitivement (elle
en rit d'aise). Moi j'aime le monde
des fées, des extra-terrestres, l'idée
de l'au-delà. J'aime ce qu'on
a du mal à voir...