Mylène Farmer - Interview - Vogue (Allemagne) - Mars 1996
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DateMars 1996
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Média / PresseVogue (Allemagne)
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Interview parAmélie Nothomb
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Fichier
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Catégories interviews
Source:
http://membres.multimania.fr/fenrir/nothomb/vogue.htm
Mylène Farmer Magazine N°2
"Lorsque 'Vogue' m'offrit la possibilité de rencontrer la personne de mon choix, je n'ai pas hésité une seule seconde."
Les deux jeunes femmes rapprochent spontanément leur fauteuil ; toutes deux parlent d'une voix basse.
Amélie Nothomb : Je me souviens très bien de la première fois où j'ai entendu votre musique. C'était en 1986, pendant les vacances de Noël. Ma cousine entonna Libertine. Je n'avais encore jamais entendu cette mélodie. Comment, me dit-elle, tu ne connais pas Mylène Farmer ? Je suis depuis une fan de vos clips. Vous êtes, pour moi, le chanteuse aux clips les plus beaux et talentueux.
Mylène Farmer : Et moi j'ai lu vos livres. C'est pourquoi j'ai accepté de vous rencontrer.
Je le sais. J'ai découvert, grâce à vous, un auteur qui m'a beaucoup impressionné ; vous avez précisé, lors d'une interview, que vous aimiez Luc Dietrich.
Ce sont mes livres de chevet.
C'est un des rares auteurs qui écrit comme un enfant sans se ridiculiser. J'ai moi-même décrit mon enfance dans Le Sabotage Amoureux, mais non de la manière dont je l'aurais souhaité.
J'ai écrit des chansons sur l'enfance, en particulier sur la crainte de grandir.
Dans votre chanson Plus Grandir, vous évoquez le désir de rester une enfant.
Je ne peux moi-même l'expliquer, mais je n'en subis aucunement un traumatisme. J'ai vécu au Québec jusqu'à l'âge de 9 ans; il ne me reste de cette époque que le souvenir très marquant de la neige.
La neige apparaît dans vos clips de façon ininterrompue ainsi que votre film. Je regrette de ne pas avoir eu la possibilité de voir Giorgino. Il ne fut projeté à Paris que pendant deux semaines et comme je vis à Bruxelles, je l'ai manqué. Je connais cependant presque tout sur ce film car j'ai dévoré tous les articles le concernant. Je suis persuadée qu'il est exceptionnel même si beaucoup de critiques prétendent le contraire. Je considère Laurent Boutonnat, le réalisateur, comme un génie.
Notre film a subi des critiques extrêmement brutales. Nous savions d'avance qu'ils le mettraient en pièce avant sa sortie. La principale critique étant qu'il s'agissait d'un long clip.
Je rêve d'un clip de deux heures !
Le maquillage, les costumes, la lumière ; toutes les techniques existantes ne sont pas exploitées par le cinéma. Le jeu de scène est, par ailleurs, primordial. J'interprète soit mon propre rôle, soit celui d'un autre, j'écris également les paroles de mes chansons. Ce sont les façons de m'exprimer.
Cela m'a frappée, vous vous déguisez souvent et cependant, vous passez pour une artiste particulièrement discrète.
Lorsque je montre ma nudité ou lors de photos sexy, les journalistes me dépeignent comme une dévergondée sans aucun mystère. Cela leur paraît paradoxal que je sois si discrète d'ordinaire et beaucoup attendent une justification. Je déteste cela!
Vous n'avez pas non plus à vous justifier, comme c'est le cas lorsque l'on commet des erreurs.
Le clip Libertine a d'ailleurs été censuré en Allemagne. Quelle hypocrisie ! J'ai déjà vu des films pornographiques sur la chaîne allemande.
Je n'ai encore jamais eu l'honneur de me faire censurer !
Cela m'étonne.
Ma famille considère mes livres comme pornographiques. Vous savez, la Belgique est aujourd'hui encore un pays du 19ème siècle. De plus, je descends d'une famille aristocratique et catholique extrêmement conservatrice.
Votre famille vous repousse-t-elle ?
Précisément. A l'exception de mes parents qui acceptent mes ouvrages. Mon père fut diplomate pour que nous vivions en Asie. Vous savez, ma famille ne fut pas fière de son agissement durant la seconde guerre mondiale. Je peux remercier mes parents d'avoir passé mon enfance en Extrême-Orient. Lorsqu'à 17 ans je suis allée, pour la première fois, à Bruxelles, je fut marquée par la consternation des gens à l'évocation de mon nom. Aujourd'hui encore, les Nothomb jouent un rôle important dans la vie politique belge, mais je reste en dehors de cela.
Votre père n'est pas également artiste ?
En effet, il est ambassadeur le jour et interprète de nos chants médiévaux le soir
Merveilleux ! C'est une musique mystérieuse, captivante.
Le plus court dure 4 heures. Lorsque nous étions enfants, nous devions écouter l'intégralité de ces drames et ceci à genoux. Aujourd'hui, nous sommes autorisés à nous asseoir et même à nous assoupir. Combien de fois avons-nous écouté papa chanter le dimanche !
Je m'ennuyais terriblement, d'autant plus que je ne comprends que le japonais moderne.
Les rapports que j'entretiens avec ma famille sont complètement différents. Bien entendu, je reste en contact avec elle, mais nous communiquons très peu. Je présume qu'elle doit être fière de mon succès. Mon père n'est plus de ce monde, il est décédé avant le début de ma carrière, lorsque j'avais 21 ans.
Je n'ai reconnu que plus tard à quel point il avait compté pour moi. Avec qui vivez-vous ?
Avec ma sœur Juliette, un être hors du commun.
Enfants, nous étions comme les deux doigts de la main et toutes deux anorexiques. Je fus seule à m'en sortir. Elle a cessé de grandir à 16 ans.
Aujourd'hui, à 31 ans, c'est encore une enfant. Elle refuse tout contact social et intrusion dans notre appartement sous peine de hurler. Elle ne veut que ma présence.
Pour ma part, je vis à Paris avec mon singe capucin. Pensez-vous éprouver un jour le besoin de quitter votre sœur ?
Non, car je n'ai encore jamais ressenti le besoin de me marier et d'avoir des enfants. De plus, j'ai une vie sentimentale que l'on peut qualifier de normale, en dehors de chez moi. Ceci me permet de mener une existence quelque peu aventureuse qui me plaît.
Me perpétuer est une chose qui me paraît, pour l'instant, inimaginable. Pourtant j'aime les enfants.
L'écriture est pour moi plus facile comparée à d'autres choses de la vie.
Mais elle vous paraît également torturante. J'ai cru comprendre que vous n'étiez créative que lorsque vous avez la sensation du froid.
C'est exact. Le froid s'installe tout naturellement en moi lorsque j'écris. La température de mon corps chute. Je ne suis pas habituellement aussi frileuse, mais lorsque j'écris, je m'enveloppe de longs manteaux de laine. Je porte même un bonnet. Le froid m'est très désagréable, mais le désir d'écrire prédomine.
On dit pourtant que le désir et le tourment ne sont pas compatibles.
Je vis constamment dans ce mystère et j'écris chaque jour durant quatre heures au moins.
Est-il vrai que souvent vous ne dormez que trois, quatre heures ? J'imagine à quel point vos angoisses sont liées à vos nuits Cela doit être éprouvant. L'écriture est un remède à la solitude.
Photographe: Marianne Rosenstiehl
L'insomnie ne me gêne pas, par contre, la tentative vaine de trouver le sommeil, oui. Ce qui est horrible, ce sont les pensées qui surgissent dans ces moments-là.
Je connais ça aussi : le heurt de pensées différentes, à la limite de la folie.
Surtout que nous possédons toutes deux une fantaisie quelque peu morbide. Lorsque je ne trouve pas le sommeil, toutes mes pensées tournent autours de la mort et de cadavres. C'est insupportable !
Je suis convaincue d'avoir choisi l'écriture pour échapper à cette horreur. Je ne souffre plus lorsque j'écris. Le fait même d'écrire m'apporte une plaisir formidable. Les passages les plus dramatiques d' "Hygiène de l'Assassin", où Pretextat Tach étrangle sa jeune compagne de ses propres mains m'ont fait éclater de rire.
Ces passages n'apparaissent que plus cruels et plus inquiétants !
On m'a qualifiée de sadique. Est-ce vrai ? Certainement pas dans la vie de tous les jours.
Je ne vous considère pas comme une sadique. Vos livres dérangent et c'est pour cela qu'ils me plaisent. Ils font naître dégoût et angoisse, des réactions très vivantes. Dans mon travail, la mort est un thème très important. Elle fait, après tout, partie de notre existence.
J'ai eu l'occasion de vous voir dans une émission dans laquelle vous aviez le choix des reportages. Vous aviez retenu des images de cadavres et de corps sans tête. C'était très courageux.
(Elle rit)
Je voulais exprimer la beauté qui se trouve dans la violence et l'horreur. C'est pourquoi j'ai choisi deux reportages sur les exécutions.
Une exécution est, bien entendu, répugnante et cruelle, mais il s'en dégage une réelle force. Les mots me manquent pour exprimer ce que je ressens.
Vous aviez alors affirmé éprouver de la joie en voyant ces images.
C'était peut-être maladroit. Il faut faire attention à ce que l'on dit et songer aux conséquences possibles. Même la mort d'un proche peut être fascinante. Voir cette personne morte me parut presque un spectacle. Suis-je morbide ou vais-je au-delà de ça ? Est-ce une preuve d'amour ? Je ne sais pas.
On sent depuis peu en vous une influence tibétaine. Que s'est-il passé ?
Je n'ai pas beaucoup travaillé pendant trois ans, j'avais besoin d'oxygène, c'est pour cela que j'ai voyagé aux Etats-Unis, mais le lieu n'a pas d'importance. Là-bas, par hasard, j'ai trouvé un livre tibétain traitant de la vie et de la mort. J'ai tiré quelques vérités de cet enseignement bouddhiste, à savoir qu'il y a une vie après la mort. Cette idée m'est devenue familière. Ce livre était un baume.
Vous n'avez plus de doutes aujourd'hui ?
Je refuse aujourd'hui l'angoisse que me crée la pensée de la mort. Je me dis qu'il existe effectivement une vie après la mort. J'ai changé de philosophie.
On le devine dans votre dernier album Anamorphosée. A propos d'immortalité, la notoriété d'un écrivain n'est pas comparable à celle d'une chanteuse. Ma notoriété est supportable, voire amusante. Mais votre gloire doit prendre des proportions considérables. Il paraît que des fans dorment devant votre porte. Comment vivez-vous cela ?
Je dédramatise. Je ne le supporte qu'ainsi.
Et quelle est l'histoire de ce meurtre ?
Ce fut très douloureux. Un déséquilibré voulant me rencontrer fit irruption dans ma maison de disques, tirant autour de lui avec sa carabine. Il tua le standardiste âgé de 28 ans. Ce fut un des événements les plus marquants de ma vie.
Tournerez-vous à nouveau un film avec Laurent Boutonnat ?
Je l'ignore. L'échec de Giorgino a été douloureux pour Laurent.
Puis-je vous faire part d'un rêve ? Plusieurs producteurs souhaitaient adapter Hygiène de l'Assassin. A ce jour, tous les projets ont avorté. Je souhaiterais que Laurent Boutonnat adapte le film et que vous interprétiez le rôle de la journaliste.
Je n'ai offert vos livres que récemment à Laurent, mais je vais lui parler de votre souhait. Je vous le promets.