L'écrivain Philippe Séguy est l'auteur de la
biographie Ainsi
soit-elle... parue en 1991.
J'ai un parcours un peu
atypique. A la base, je suis docteur en
histoire. En même temps, j'ai été
comédien professionnel pendant 9 ans. Le destin a fait que
j'ai arrêté mon métier d'acteur, que
j'adorais, et que je me suis dit "qu'est-ce que je peux
faire maintenant que je ne suis plus comédien :
écrire". J'ai donc commencé
à piger à droite à gauche, et
à rencontrer des gens qui m'ont donné la
possibilité de le faire. Parmi ces gens, j'ai
rencontré, grâce à une amie
comédienne, Sylvie Devilette, qui à
l'époque était quasiment rédactrice en
chef de plusieurs magazines de variété. Je
parlais très souvent de Mylène, parce
qu'à l'époque, elle faisait Libertine. Etant
spécialiste du XVIIIè siècle,
j'avais adoré la manière dont Mylène
abordait le XVIIIè. On a une tendance un peu ridicule de
considérer le XVIIIè siècle comme un
siècle gentillet, de jolis rubans et de moutons, alors que
c'est un siècle extrêmement cruel, très
dur. Les Liaisons
dangereuses ne sont pas loin, et surtout, la
Révolution n'est pas loin. C'est un siècle
où le sang coule et dieu sait, pour revenir à
Mylène, que le sang est un élément
important de ses problématiques. Je parlais donc assez
souvent de Mylène Farmer à cette amie
comédienne, qui m'a dit que je devrais écrire sur
elle. Je lui ai répondu que ça
n'intéresserait personne. Sans me le dire, elle en a
parlé à Sylvie Devilette qui m'a
commandé un article pour Rocknews. Je m'en
souviens
très bien, puisque j'avais trois jours pour le faire ! Je ne
dis pas que j'ai fait un chef d'œuvre, mais j'ai fait mon
papier. Deuxième hasard, Bertrand Le Page, qui
était à l'époque manager de
Mylène, a vu ce papier. Mylène l'a
également lu et m'a envoyé un mot adorable de
félicitations. Il y a donc eu un premier article, un
deuxième article, un troisième article et le
groupe de presse qui produisait Rocknews
a décidé
de consacrer un numéro spécial à
Mylène. J'ai écrit la quasi-totalité
des textes, avec toujours cette frustration d'être
calibré par un magazine.
Genèse
C'était le moment où Mylène se
plaçait dans le Top 50, où les ventes
explosaient, après l'album Ainsi soit je…
On
sentait de la part du public une curiosité, qui ressemblait
déjà à de l'amour. On
n'était pas encore dans le domaine du sacre, mais il y avait
quelque chose qui était du domaine de l'affectif,
très intense. Puis Mylène a
débuté sa tournée en 1989, et il y a
eu un dîner organisé dans les Jardins de Bagatelle
(après la première au Palais des sports, ndlr).
Au cours de ce dîner, Sylvie Devilette, qui connaissait
personnellement Laurent Boutonnat, m'a d'abord
présenté à Laurent, ensuite
à Mylène, et enfin à Bertrand. J'ai
parlé quelques minutes avec Mylène, le contact a
été très bon. C'est en revenant
à ma table avec Sylvie que j'ai eu l'idée d'un
livre sur Mylène qui me permettrait de donner davantage de
profondeur. Bertrand Le Page a été le premier
à être d'accord pour un livre. Celui qui allait
devenir le mari de Sylvie, François, a
réalisé la maquette. On était tous les
trois extrêmement d'accord pour faire un livre qui plaise
tout d'abord à Mylène, ensuite à nous,
et bien évidemment à ceux qui nous feraient la
grâce de bien vouloir l'acheter. Nous avons eu tout d'abord
contact avec trois éditeurs. Comme les gens voyaient que le
livre allait certainement coûter beaucoup d'argent, ce qui a
d'ailleurs été le cas, il y a eu plusieurs
désistements.
Bertrand
Bertrand Le Page était un personnage extrêmement
particulier, très douloureux, pour des raisons personnelles,
remarquablement cultivé et intelligent. C'est un personnage
qui envoûtait et qui en même temps faisait peur
à tous ceux qui l'approchaient. Il portait cette
espèce de brisure, de fêle en lui, qui
étaient très intenses. Mylène est une
femme qui est à la fois fascinée par cet aspect
morbide, mais qui, en même temps, a un tempérament
de vie très fort. Je crois que, pour arriver à
écrire sur la mort comme elle le fait, il faut avoir un
goût de la vie certainement beaucoup plus important qu'on ne
veut bien vous le laisser croire. C'est ma version des choses. Bertrand
avait compris ça, que Mylène montait, qu'elle
était dans l'ascension, et que lui était
progressivement dans la chute. Et c'est exactement ce qui s'est
passé. Il avait également un désir
d'exigence terrible. Il disait que la couleur rousse des cheveux de
Mylène, c'était lui. Il m'a dit au moins dix fois
: "Vous comprenez, Philippe, une chanteuse, ce n'est pas
châtain. C'est blond, brun ou roux. Il faut trancher, il faut
donner une couleur, une marque, une griffe." Pour en revenir
au livre, Bertrand avait évidemment tenu à voir
le texte, Mylène aussi, puisque je l'ai vraiment
rencontrée à ce moment-là, et qu'on a
travaillé ensemble. Dès que Bertrand s'est
intéressé au projet, l'accord de
Mylène m'était acquis. Il a organisé
les séances d'interviews, au Crillon si je m'en souviens
bien. J'ai aussi interviewé Laurent.
Dîner aux
Beaux-Arts
Le livre est sorti en 1991, et en 1989, il y a eu ce drame sombre.
Mylène, à l'issue de sa tournée, a
donné un autre dîner à
l'Ecole des Beaux-Arts, que Bertrand avait encore une fois
entièrement organisé. J'étais en train
de parler avec Mylène, car ma table était voisine
de la sienne, et j'ai vu son regard se figer complètement.
Je me souviens qu'il y avait dans la salle des chaises
Napoléon III. Bertrand a pris une chaise et l'a
jetée contre une autre chaise. Laurent, lui, n'avait pas
quitté son manteau, il sentait la soirée
très mal, il passait de table en table avec un regard assez
figé, assez dur. Et là, Mylène m'a dit
quelque chose du genre "excusez-moi Philippe, mais Bertrand
est en train de faire n'importe quoi". Et la rupture
était faite. C'est moi qui ai dû dire à
Bertrand
que le chapitre du livre qui lui était consacré
sautait...
Après la rupture, Bertrand
n'était plus rien. Il a essayé de travailler avec
d'autres artistes, Sheila, ou Corinne Hermès, qui l'a
d'ailleurs assez mal vécu, car il était
très dur. J'ai continué à garder
contact avec lui, pour des raisons strictement personnelles. Il m'a
raconté une histoire atroce. Un jour, il conduisait la
Mercedes, au moment du concert. Il était
extrêmement fatigué, il a dû
déraper et
la voiture a basculé légèrement de son
ornière, mais il l'a rapidement redressée.
Mylène a dû avoir peur je pense, et lui a dit
"écoute, si tu veux te suicider, fais-le sans
nous"… C'est une femme qui peut être dure.
On ne fait pas la carrière qu'elle a faite sans
être dure. Alors, qu'est-ce que veut dire la
dureté ? Si la dureté veut exigence, elle est
dure. Si la dureté veut dire cruauté, alors elle
n'est pas dure.
Mylène au
travail
La préparation du livre a donc duré assez
longtemps. Je me souviens de la rencontre avec Sylvie Devilette,
où Mylène a découvert mes textes.
J'étais dans une autre pièce avec Bertrand, c'est
Sylvie qui me l'a raconté. Elle me disait que Laurent
passait à Mylène les feuillets les uns
après les autres, en lui soulignant les passages de son
doigt, et qu'elle manifestait quand même une certaine
émotion. On passait de l'article au livre, et pour une jeune
artiste évidemment, ça n'a rien à
voir, le mécanisme est différent. Lorsque je
l'interviewais, c'était une femme qui me parlait assez
spontanément. Il n'y a pas eu de corrections de sa part, par
exemple. Elle parlait toujours avec une grande précision.
Cela m'énerve d'ailleurs un peu lorsque je lis des
interviews publiées dans la presse, et où quelque
part, je ne la retrouve pas. Alors bien évidemment, les
années sont passées, les choses
évoluent. Mais on sent bien parfois que les journalistes
n'ont pas entendu ou n'ont pas voulu entendre. Le son "Farmer" est
très particulier. Mylène
est une femme intelligente, qui s'exprime très bien, et ce
son part, parfois, un peu en vrille dans la presse.
Cadeaux
J'ai aussi eu contact avec Thierry Suc, c'est d'ailleurs lui qui m'a
emmené la première fois en voiture chez
l'éditeur du livre, Jean-Pierre Taillandier. Pour la petite
histoire, dans la voiture, Thierry me faisait écouter un
single de Mylène qui allait sortir. Et moi, je visualisais
tous les feux pour qu'ils passent au rouge, et que j'aie la
possibilité d'en écouter le plus possible !
Thierry m'avait
d'ailleurs proposé de m'arrêter, si je voulais !
C'est un garçon exquis, un très grand
professionnel. Mylène m'a fourni des dessins pour ce livre.
Je voulais qu'elle me donne des choses qui lui soient
extrêmement personnelles. Au départ, il
était même question qu'elle me donne des lettres
qu'elle écrivait quand elle était petite. J'ai vu
ces lettres, elle les signait à l'américaine,
avec les croix qui symbolisent les bisous. Et dans l'une de ses
lettres, c'était absolument adorable, elle disait
à sa grand-mère : "j'ai
été très gentille, je n'ai pas fait
pipi au lit, j'ai été vraiment mignonne, alors
fais ce que tu m'as promis, emmène-moi au
cimetière". Cette adoration pour les
cimetières n'est pas du tout une invention marketing, pas
plus que celle pour le sang. Des années avant Je te rends
ton amour, Mylène me disait "le sang est une
belle matière". Mais il ne faut pas la limiter
à "ça ne va pas bien, c'est horrible".
Mylène est une femme qui aime la vie. Je n'ai
pas gardé contact avec Mylène après le
livre. Et ce n'était pas fait pour. Elle a tourné
la page, j'ai tourné la page. Je suis passé sur
d'autres projets. Je suis romancier, et j'ai d'autres livres qui sont
sortis depuis.
Mylène la
séductrice
A un moment donné, Mylène avait dit de moi
"j'aurais préféré ne jamais
le connaître". C'était balzacien, bien
sûr à notre niveau, entendons-nous. Quand madame
Anska tombe éperdument amoureuse de Balzac, elle tombe
d'abord amoureuse de l'auteur et d'un homme qui écrit comme
un Dieu et qui la fascine elle, la petite aristocrate polonaise. Avec
Mylène, il y a eu une séduction qui est
passée par les mots. Elle m'a donné ses mots,
j'en ai fait un livre et je lui ai donné mes mots. Ma
manière d'écrire est très tactile,
très cinématographique. J'ai besoin d'un regard,
d'une présence, d'une silhouette. J'ai besoin de quelque
chose qui s'incarne. Mylène m'a donné une
émotion, et c'est sur cette émotion que j'ai
travaillée. Ce parfum, cette façon de s'habiller,
cette façon d'enrouler ses membres sur elle-même,
ce côté chrysalide qu'elle peut avoir, cette
grâce extraordinaire... tout ça, j'en
avais besoin. Vous savez, quelqu'un qui génère
votre magazine, qui offre une réflexion au niveau du texte,
au niveau de la maquette, ce quelqu'un mérite le
respect. C'est une belle carrière, c'est une
carrière longue, c'est la première star de
France, c'est quelqu'un qui mouille sa chemise, qui donne...
Mais je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui m'a dit "je suis
un ami intime de Mylène, je la connais
très bien". A-t-elle des amis proches ? Je n'en
sais rien. Quel rapport a-t-elle vraiment avec sa famille ? Je
l'ignore. Elle m'a raconté qu'elle avait un jour
évoqué avec sa mère, comme toutes les
adolescentes, l'idée du suicide. Sa mère lui a
répondu : "Ma petite, tu es comme la mauvaise
herbe, et la mauvaise herbe ne meurt jamais". Cela m'a
amusé de constater que, quelques années plus
tard, Mylène reprenait la formule sans problème
aucun.