Chef
décorateur du filmGiorgino
1994
Dossier de presse du film
Quand avez-vous
commencé à travailler sur ce projet ?
Il y a trois ou quatre ans. Laurent Boutonnat avait commencé
à me parler du projet de Giorgino. Nous
sommes partis en repérage dans le Massif central, le Vercors
et le Jura pour chercher des lieux de tournage. Au cours de la balade,
Laurent me parlait de l'atmosphère qu'il souhaitait pour Giorgino. Il ne
voulait pas aller vers une sorte de "misérabilisme
réaliste", il désirait vraiment une
atmosphère "pourrie" disait-il. C'est-à-dire
qu'il voulait que, du début à la fin de son film,
il n'y ait surtout pas de respiration avec de beaux décors,
mais que l'on soit totalement plongé dans une ambiance
tendue, inquiétante. J'étais très
intéressé par sa démarche. Il est rare
qu'un réalisateur aussi jeune soit aussi volontaire et
déterminé dans ses choix. J'ai voulu l'emmener
dans des endroits que je connaissais depuis longtemps près
de Pontarlier, dans la zone frontière du Jura avec la
Suisse, mais la France est un pays moderne... Il y a toujours des fils
électriques, des échangeurs, des maisons neuves,
des supermarchés ou des panneaux publicitaires dans le
paysage !
Comme nous ne trouvions pas un espace assez désert, la
décision a été prise de tourner en
Slovaquie.
Là-bas, pour les paysages vierges et inquiétants,
c'est imparable. Nous pensions que ce serait intéressant par
rapport au sujet du film de sentir déjà sur les
lieux du tournage cette impression de dépaysement et de
solitude.
Qu'attendez-vous d'un
réalisateur avant de vous lancer dans votre travail ?
Au départ, il faut que les relations soient parfaitement
claires pour savoir très vite si nous avons la
même vision des choses. Laurent par exemple m'a choisi,
m'a-t-il dit, parce qu'à l'âge de quinze ans, il
avait vu Le Locataire
de Polanski. L'ambiance des décors l'avait fortement
impressionné. C'est vrai que d'un bout à l'autre
de ce film, tout est tendu, fermé, sans espoir, avec parfois
une forme d'exagération qui pourrait gêner un
réalisateur amateur d'un certain réalisme.
Laurent au contraire n'avait pas trouvé cela
outré. Quand il m'a dit qu'il avait
apprécié ce genre de décors, j'avais
déjà une orientation précise, je
savais que je pouvais aller franchement dans l'esprit de ce que j'aime
moi aussi, c'est-à-dire créer une
atmosphère et un climat. Trop souvent hélas, au
départ, on croit être d'accord avec le
réalisateur; on se lance avec des intentions formidables
mais en cours de route ça dérape... On nous
demande toujours d'embellir un peu et on tombe
inévitablement dans le "joli", dans les belles images
propres et sympathiques. Là, nous avions l'un et l'autre les
mêmes volontés. J'étais
enchanté !
Ensuite, comment se
précisent les première ébauches des
décors ?
Le scénario permet déjà de tracer une
sorte de topographie des lieux. Pour l'orphelinat par exemple, je me
suis souvenu de ce genre d'établissemeents tristes et
vétustes perdus en pleine campagne que j'avais pu voir dans
mon enfance. Alors on commence à imaginer la
répartition des pièces et à tracer des
plans en fonction des indications données dans les
scènes, des sources de lumière et des
déplacements de caméra. Je fais beaucoup de
dessins. Pour ce film, j'ai pu prendre le temps de construire les
maquettes des décors, ce qui est idéal,
même si personnellement j'aime beaucoup aussi travailler
"à l'oeil", sans plan précis, et improviser. Les
maquettes permettent de soulever tous les problèmes avec le
réalisateur et son équipe, et de
régler les questions rationnelles comme par exemple chiffrer
précisément le budget.
Puis vous vous
êtes attaqué à la construction des
décors. En combien de temps ont-ils
été réalisés ?
Du 15 septembre au 15 décembre 1992 à peu
près, nous avons commencé à fabriquer
les décors de la forêt, des marais et
l'intérieur de l'orphelinat dans les immenses studios
Barrandov à Prague. Dans le même temps, nous avons
entrepris en Slovaquie la construction entière du village,
avec l'église et le cimetière, la maison de
Catherine, l'auberge, etc.
En Slovaquie, vous
arrivez sur un immense terrain vague où tout est
à construire ?
Oui , je suis arrivé sur une vaste lande
traversée par un méchant ruisseau qui
débordait à chaque grosse pluie. J'ai
commencé par faire construire un pont pour permettre
l'accès sur les lieux des techniciens et des
matériaux. On a mis à ma disposition une centaine
de gars, des menuisiers, des peintres, des gens avec beaucoup de bonne
volonté mais pas très
spécialisés. Leur façon de travailler
m'a semblé étrange au début mais il a
bien fallu faire avec et, finalement, ils sont arrivés
à la force du poignet à un bon
résultat. J'ai vu arriver des gars armés de
haches. C'était leur seul outil, ils s'en servaient aussi
bien comme un marteau que comme arrache-clous, et ils n'avaient qu'un
seul format de clous ! A la place de contre-plaqué, qui
là-bas est hors de prix, ils nous ont livré des
mètres cubes de plateaux de sapin épais de
plusieurs centimètres ! Les décors ne risquaient
pas de s'envoler, heureusement, car on a vécu de
sacrées tempêtes ! Et puis on a trouvé
aussi des matériaux de récupération,
des vieilles portes, etc. Tout peut servir pour un décor, le
manque de moyens est encore la meilleure école.
Quels sont vos soucis
à ce moment précis de l'élaboration du
décor ?
Il fallait vraiment donner, à travers les décors,
cette ambiance d'inquiétude. J'ai joué avec les
disproportions, les décrochements bizarres, les portes
secrètes, les matières. Par exemple, ce n'est pas
facile de rendre un couloir intéressant : il faut
régler une certaine proportion entre la largeur, la hauteur
et la longueur. Pour l'auberge, j'ai utilisé des
différences de niveaux pour donner l'impression qu'une
partie est en sous-sol, alors aussitôt on sent un peu
l'humidité, le pourri... Il y a des petites trucs aussi :
placer les boutons de porte un peu trop bas et vous commencez
inconsciemment à vous interroger.
La chambre de
l'orphelinat fait penser à la chambre des sept nains avec
leurs petits lits...
Oui, le couloir est à peu près normal, puis vous
entrez par une porte déjà un peu basse dans la
chambre où tous les lits ne sont pas à la
même échelle, ce qui permet de mettre beaucoup de
petits lits et la pièce devient étrange...
Décorateur, c'est un métier de trompe-son-monde !
Mais il ne faut pas prévenir les acteurs des tricheries, ils
entrent dans le décor, et sans s'en rendre compte, ils
adaptent leur jeu qui devient un peu différent... Quand
ça marche, ça fait plaisir.
L'accessoirisation aide
à renforcer cette atmosphère
particulière ?
Aux studios Barrandov, il y a un énorme stock de meubles de
la fin du siècle dans lequel j'ai pu trouver exactement ce
que je recherchais, car il n'y a pas de loueur de meubles à
Prague et nous n'avions rien apporté de France.
Là-bas, les meubles ne sont pas spécialement de
style ou typiquement français ; ils sont plutôt de
facture européenne, un mélange bizarre qui ajoute
déjà une étrangeté, un
côté un peu fantastique et inquiétant.
Plus que le style ou la vérité historique, ce
sont les proportions qui sont importantes. J'ai pensé que
dans ces maisons de province humides et vétustes, vous avez
surtout du chêne assez brun attaqué par le temps ;
la moisissure gagne le bois, on sent une odeur suspecte. Il faut sentir
vivre tout cela sur l'écran sinon l'atmosphère
vous échappe. Les rideaux, les tapis aussi, c'est
très important qu'ils soient lourds, sombres, qu'ils aient
un vécu, qu'ils sentent le passé. Même
si on ne le voit pas, tout ça joue... Il suffit de
mélanger quelques éléments
très véridiques pour finir de poser
l'époque.
Comment avez-vous
défini votre palette de couleurs ?
On a décliné une gamme de bruns plus ou moins
sombres. Il est préférable de ne pas se servir de
peinture plastique car tout le décor claque et se
reflète, et vous voyez apparaître, comme dans de
nombreux films actuellement, des tonalités de verts et de
bleus dans l'image. Il n'y avait pas de danger que les peintres
utilisent de la peinture plastique : en Slovaquie, il n'y en a pas !
Quand j'ai vu qu'ils n'avaient que des balais avec des poudres et de la
colle pour les peintures, ça m'a rassuré. J'ai
apporté aussi tout mon vieux stock de papier peint du
début du siècle qui me suit constamment.
J'utilise toujours les vraies matières comme ça
vous n'avez pas de trahison avec les couleurs. Et puis, il faut
s'adapter au lieu. Là-bas, après chaque pluie, le
sol du décor se transformait en une espèce de
bouillasse, ce qui était parfait pour le film. J'ai eu
l'idée de construire l'auberge avec du torchis, cette
espèce de bouillasse mélangée
à de la terre et de la paille, c'était bien mieux
qu'une imitation de fausses pierres sur du bois !
Le froid a-t-il
contrarié votre travail ?
Pas vraiment. Evidemment, parfois, la peinture se recouvrait de givre
en séchant... C'est vrai il
a fait très froid ; ce sont surtout les frileux de
l'équipe qui en ont bavé... Laurent est
très courageux, il adore le froid. Moi, le froid ne me
gêne pas non plus ; j'ai l'habitude d'être toujours
dehors sur les chantiers, je le supporte très bien.
Finalement, Laurent a travaillé comme il faudrait toujours
le faire : il adaptait son plan de tournage aux intempéries.
Que redoutiez-vous le
plus dans cette aventure ?
Je redoutais de ne pas pouvoir réussir à
réaliser le décor là-bas parce que je
gardais quelques souvenirs cuisants des difficultés avec
l'administration dans les pays communistes. Maintenant, c'est vrai, il
y a beaucoup moins de problèmes qu'avant, mais il fallait
beaucoup de patience... Dès que vous arrivez, il faut
râler, mettre le poing sur la table et à force
d'être têtu, la machine se met en marche. Enfin,
ça occasionne des scènes très
drôles !
Quels sont vos
goûts en matière de décors ?
J'ai eu une période où je voulais faire des films
historiques. Maintenant, je préfère les films un
peu fantastiques, comme celui de Laurent, du réel bizarre.
Je n'aime pas le fantastique genre Space Opera. On a l'habitude de dire
que rêver c'est aller ailleurs. Mais moi je suis assez
intimiste, on peut trouver du fantastique dans sa chambre à
coucher ! Pour moi, un décor réussi est un
décor qui ne se remarque pas. Ce qui ne veut pas dire qui ne
soit pas présent. Un décor doit éviter
toute fioriture pour aller à l'essentiel, à la
simplicité. Dans le film de Laurent par exemple, il fallait
sentir l'atmosphère et la lumière qui se
dégagent des lieux. Le décor doit avoir sa propre
présence car c'est un personnage du film. Avec Robert
Bresson ou Buñuel, le décor doit passer
totalement inaperçu puisqu'il est censé
représenter l'univers bourgeois d'un personnage qui pourrait
être votre voisin. Mais évidemment quand on ne
voit pas le décor, vous n'avez pas de César !
Jean Cocteau vous avait
donné votre première chance. Quel enseignement
gardez-vous du poète-réalisateur ?
Pour Cocteau, il vaut mieux ne rien faire que faire une chose avec
laquelle on n'est pas d'accord. Par exemple, si vous ne sentez pas ce
cendrier-là sur la table, vous le virez. Cocteau m'a appris
la simplicité. Il disait toujours : "Ce qui est hors de
l'essentiel vieillit mal."