Natalie Engelstein,
à l'origine de Fragile,
évoque avec la photographe cette séance de prise
de vue mémorable avec Mylène.
Natalie Engelstein : Je
retrouve Sylvie à la terrasse d'un café
parisien. Elle se souvient de la genèse du projet Fragile.
C'est en sortant du concert Timeless
que tu as formulé ton
désir de photographier Mylène...
Sylvie Lancrenon : Oui. L'artiste que j'ai vue sur scène m'a
impressionnée et ce spectacle m'a donné envie de
la découvrir autrement, de capter en elle l'invisible... Tu
as saisi au vol mon désir et tu as eu l'idée de
provoquer cette rencontre.
Vous avez en commun ce
mélange de force et de
fragilité, et j'ai senti que Mylène allait
pouvoir, en confiance, se livrer à toi.
Je me souviens de notre premier rendez-vous. Je suis timide et elle
aussi. Nos échanges étaient ponctués
de silences. J'ai été troublée par son
intelligence et sa douceur. Comme tu le sais, la peau c'est mon
obsession et la peau de Mylène est transparente comme de la
porcelaine. J'ai photographié beaucoup d'actrices dans ma
carrière, peu ont une carnation comme la sienne. Isabelle
Hupert a elle aussi ce teint à la fois diaphane et lumineux.
Elle n'était pas maquillée et son visage m'a
inspirée, a confirmé mon désir de la
photographier sans artifice. Le défi était
lancé ! Il me fallait être à la hauteur
de mon modèle.
Dès le
lendemain, on s'est mises au travail !
Il fallait proposer à Mylène une histoire forte
à raconter et l'imaginer dans un décor. Tu m'as
aidée, grâce à ta formation
d'assistance réalisatrice dans le cinéma,
à concevoir cette séance comme une
préparation de film.
Oui, je t'ai
abreuvé de repérages de hangars, de
piscines, de friches industrielles pour finalement aboutir dans un
studio parisien !
Oui, car ce sont ces décors qui m'ont ramenée
à une proposition plus intimiste, voir minimaliste. Quand au
stylisme, c'est une robe comme celle que portent les danseuses de Pina
Bausch, qui s'est imposée, comme une seconde peau.
Tu voyais
Mylène comme une danseuse ?
Sa manière de bouger sur scène m'avait
marquée. Sa façon de se mouvoir m'a servi de base
à mon histoire : cette séance c'est l'histoire
d'un corps !
Comme as-tu eu
l'idée de mélanger ce corps
à l'argile et au talc ?
L'argile, c'est Mylène. Lors de notre deuxième
rendez-vous, elle m'a évoqué le plaisir
quelle avait de toucher cette matière, j'ai ensuite
décliné cette idée avec le talc et le
voile.
Chaque phase de
création a été
partagée avec Mylène, le choix du
décor, de la robe, des matières... Travailles-tu
souvent de cette manière avec les artistes que tu
photographies ?
Non, c'est la première fois mais tu sais, Mylène
est une véritable artiste et son regard est si juste. Il me
correspond, fait écho à ma sensibilité.
Quels souvenirs gardes-tu
de cette séance avec
Mylène ?
Le challenge... Il était de taille, je devais en une
après-midi raconter une histoire qui deviendrait la
nôtre. Je me souviens de son arrivée.
Mylène entre sur le plateau. J'ai la vision d'une femme
aérienne, volontaire ! Tu sais, je sens
immédiatement quand la personne que je photographie est avec
moi ! Il faut que ça colle entre nous deux ! Il faut que
Mylène se sente bien
Nous avons construit une
loge de fortune sur le plateau pour que
Mylène soit proche du décor.
Oui, et j'ai eu envie de la photographier comme une petite souris,
pendant qu'elle se préparait. J'avais besoin de l'approcher
tel un animal que l'on observe avant de l'apprivoiser !
Nous avons choisi des
personnes qui travaillent aussi sur des films.
Que ce soit John Nollet (chef coiffeur), Carole Lasnier (chef
maquilleuse) ou Michel Amathieu (chef op), Jean-Hugues de Chatillon
(chef déco), tous connaissent la concentration
extrême que nécessitent les plateaux de
cinéma.
Je ressentais que vous étiez à
l'écoute de la séance, dans une telle
discrétion.
Je pense que
Mylène a aussi ressenti cette bienveillance qui
régnait sur le plateau...
Ce qui m'a marqué c'est de découvrir
Mylène si généreuse devant mon
objectif. Nous avons travaillé de 12 heures à 18
heures sans nous arrêter ; elle s'est abandonnée
totalement. Avant d'entamer notre séance, j'avais trois
souhaits en tant que photographe : capturer son grain de peau au
naturel, ressentir son corps et la photographier au plus
près. Mes souhaits se sont réalisés...
J'ai vécu cette séance comme un cadeau.
Tu m'as dit à
la fin de cette séance avoir eu
l'impression de l'avoir filmée avec une caméra
plus que de l'avoir photographiée avec un appareil.
Oui, car je n'ai pas utilisé de pied. Mon Nikon ne m'a pas
quitté des mains ! Comme au cinéma quand on
tourne caméra à l'épaule. Quand
Mylène était derrière le voile, j'ai
senti que ce qui se passait devant mon objectif était
très fort, alors j'ai viré l'autofocus de mon
appareil et je suis restée en focus manuel
jusqu'à la fin.
Pourquoi ?
J'ai fait mon point à la main pour être encore
plus dans l'intimité avec Mylène. Là
il y a une magie, qui arrive plus fort que lorsque le point se fait de
manière automatique. L'autofocus, c'est une forme de
sécurité.
Tu avais
peut-être envie d'accompagner, à ta
manière, Mylène dans cette mise en danger qu'a
été cette séance ? Finalement, tu as
retrouvé aussi cette technique de mise au point
utilisée lors de ton premier job car tu as
démarré ta carrière comme photographe
de plateau. Je me souviens du moment où tu as
présenté la sélection de photos
à Mylène...
J'appréhendais un peu son regard même si,
paradoxalement, je pressentais qu'elle allait aimer le
résultat. Nous nous sommes arrêtées sur
les mêmes photos et avons sélectionné
tant de clichés que l'idée d'en faire un livre
est apparue comme une évidence !
Mylène Farmer
est la muse de ta première
exposition. Qu'est-ce qui t'a incité à franchir
le pas ?
Une photo, une seule, a servi de déclic : une page dans le
livre où Mylène est étendue sur une
bâche vu d'en haut... J'ai eu un coup de foudre pour ce
cliché qui m'a donné envie de le voir en
très grand tirage.
Il y a beaucoup de gros
plans de ses mains, de ses hanches, de ses
pieds... au point même que certaines photos semblent presque
abstraites...
C'est une exposition centrée certes sur Mylène
mais sur certains clichés on ne voit pas son visage : c'est
comme une sculpture. Elle reprend les grands thèmes du livre.